Comment imaginer qu’un EHPAD d’apparence idyllique, « paradis où tout respire luxe, calme et propreté », dont l’accès est conditionné par le niveau des revenus et la notoriété publique des clients, soit aussi un lieu où la maltraitance est coutumière et l’exploitation, la précarisation des salariés, l’injustice et la violence la règle ?
C’est ainsi que s’ouvre le livre de Victor Castanet. Ce constat initial, il va s’attacher à en comprendre les rouages.
Au fil de ses investigations, il met en évidence qu’ORPEA, leader mondial des EHPAD et des cliniques privées, côté en bourse, a pour objet premier de produire des profits pour étendre son empire et multiplier les dividendes distribués à ses actionnaires.
Les personnes accueillies et les salariés ne sont que les moyens de réaliser ces objectifs. Pour parvenir au niveau de rentabilité attendu, il faut compresser les coûts et augmenter les revenus. Le rationnement des produits utilisés et le recours à la précarisation des salariés sont, avec la spéculation sur les subventions publiques attribuées à l’entreprise, les leviers du système. Toute tentative de résistance ou de rébellion est étouffée. Le recours aux CDD pour de faux motifs assure l’ajustement le plus strict au taux d’occupation des établissements, la création d’un syndicat interne participe au musellement des salariés et, si ce n’est pas suffisant, le licenciement sans cause réelle et sérieuse est mis en œuvre sans distinction de catégorie – l’encadrement et le personnel des établissements sont concernés, toutes les décisions émanent du siège d’ORPEA.
La gestion des achats est drastique et soumise à l’obligation de passer par un groupement d’achats, ce qui peut s’apparenter à de la rigueur. Mais des quotas sont fixés aux fournisseurs qui en contrepartie verseront des rétrocessions. Une dime est imposée aux intervenants extérieurs (coiffeur, kiné…) Ces pratiques sont courantes dans l’industrie, la loi du marché ! Elles sont illégales quand elles permettent de s’enrichir avec de l’argent public, ce qui est le cas, puisque les rétrocessions constituent un bénéfice sur les financements abondés par les Agences Régionales de Santé (ARS) et les Conseils départementaux (CD). De plus, pour répondre à ces exigences et obtenir les marchés, les fournisseurs répercutent la baisse de leur marge sur la qualité des produits fournis.
Les autorités de tutelles ARS et CD ont aussi une fonction de contrôle mais fort peu de moyens. Les exigences de contrôle vis-à-vis des grands groupes ont baissé et, pour trouver les failles, il faut savoir où les chercher. Or, ORPEA n’hésite pas à produire des faux pour prouver son respect des contraintes et faire porter la responsabilité des erreurs par ses directeurs d’établissements quand un dysfonctionnement est épinglé. Enfin, les appuis politiques dont le groupe bénéficie sont régulièrement sollicités pour éviter les contrôles trop risqués, étendre son empire en obtenant des autorisations de création de lits ou en faisant sauter certaines résistances. Il semble pourtant que ce groupe n’ait pas le privilège de telles initiatives et que les appuis politiques peuvent se trouver dans tous les camps.
Pour produire cet ouvrage, Victor Castanet recourt à plus de 250 témoignages, certains acceptent d’être nommés et d’être impliqués s’il y a une action en justice, d’autres exigent de rester anonymes. Ces témoins ont été les acteurs et les victimes d’un système qui a réussi à imposer sa loi. On peut, en effet, s’étonner que ces pratiques aient duré trente ans, si tant est que le scandale actuel les interrompe, qu’elles aient permis au créateur du groupe de devenir la 265ème fortune de France. Sans collaborateurs, un triumvirat à la tête d’un groupe ne peut obtenir un tel résultat.
Ceux qui ont témoigné décrivent plusieurs postures. Il y a les repentis, ceux qui, après avoir joui du système et avoir été encensés par leurs dirigeants, ont été éjectés. Certains évoquent le sentiment de toute-puissance dans l’exercice de leur fonction, les avantages matériels et la jouissance qu’ils en avaient. Ils se savaient hors la loi mais se croyaient invulnérables. La chute fut abyssale. Il faut du temps pour se relever puis vient la repentance qui allie peut-être culpabilité et désir de vengeance.
Nombreux sont ceux qui ont été réduits à l’impuissance sous la menace et ont quitté le groupe.
Certains, encore en poste, tentent de résister en dénonçant sans pour autant oser s’opposer ouvertement, par peur des conséquences immédiates et ultérieures, tant psychiques que professionnelles.
Quelle lecture peut-on faire de cet ouvrage ?
Celui-ci ne semble pas expliciter suffisamment les actes de maltraitance infligés aux personnes accueillies – actes qui ne sont pas uniquement l’apanage du groupe ORPEA. Ils existent dans nombre d’établissements médico-sociaux, quelle que soit la population accueillie. Le livre nous oriente vers quelques pistes de compréhension à interroger.
Si, en effet, le souci de rentabilité lié à la distribution de dividendes et à la volonté d’extension du groupe créent les conditions propices à la maltraitance, c’est un modèle médico-social qu’il faut interroger : les établissements privés non lucratifs et publics sont enjoints de s’aligner sur le modèle des entreprises privées grâce au regroupement d’établissements, sous la direction d’un gestionnaire unique qui impose ses procédures (création de pôle avec un directeur pour plusieurs entités), de mettre en œuvre un management qui privilégie les indicateurs comptables et une gestion des ressources humaines qui donne peu de place à la formation continue et à l’accompagnement du personnel en cours d’emploi. Sans parler de la disqualification de ces emplois et de leur niveau de rémunération.
Au-delà, c’est certainement un système de pensée néo-libéral qui a été intériorisé, qui gouverne et qui produit ces effets. Nous ne pouvons pas être étonnés de ce que révèle Victor Castanet alors que chaque année des dirigeants politiques de tout bord se pressent au salon de la Silver Economie, que nous recevons quotidiennement des propositions pour investir dans le secteur à plus forte rentabilité que sont les EHPAD et que l’âgisme sévit.
Monique Carlotti – février 2022