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You are currently viewing Des gros mots, de très gros mots !

Il y a les faits, bien sûr, et il y aussi les mots, les étiquettes, les appellations, voire les mises en sens qui, souvent, jouent des rôles déterminants. Ils obscurcissent ou au contraire éclairent le réel, les faits, les institutions, les pratiques. Ils méritent une attention particulière. Soit trois cas de figure, parmi bien d’autres.

« Mais c’est politique ! » Dans la condamnation pour escroquerie d’une dirigeante d’extrême droite, son parti ainsi que quelques autres (auto)autorisés ont discerné une décision politique cachée. Pareille décision leur apparait comme une atteinte claire et nette à la neutralité censée caractériser la justice. Des opposants disent leur désaccord avec ce jumelage indu : la décision judiciaire est uniquement légale, elle applique la loi, toute la loi, rien que la loi, l’orientation politique n’y a pas cours. Qu’en penser ?

La décision judiciaire relève bien du judiciaire, des mécanismes et des logiques de cet appareil d’État qu’est la justice. C’est justement pour cela qu’aucune décision de ce genre, quel qu’en soit le contenu, ne peut être idéologiquement et politiquement neutre. D’emblée, appliquer la loi, toute la loi et rien que la loi interdit toute abstention politique. Il en est de même pour les critiques. La formule « neutralité idéologique et politique » nomme autant qu’elle déguise la prise de parti singulière qui est celle de la décision judiciaire, ce qu’elle défend et ce qu’elle sanctionne – maintenir ou modifier l’ordre établi. Autrement dit, toute décision judiciaire se trouve politiquement surdéterminée : condense plusieurs dimensions simultanément et est redevable, non pas d’une cause unique, mais d’un faisceau de causes hiérarchisées, pas forcément congruentes entre elles. Il est toujours possible de modifier partiellement ou complètement le contenu, l’orientation, la portée de la décision judiciaire – sans que pour autant cette surdétermination politique disparaisse. Bref, il importe de ne pas confondre les différents registres en jeu.

« Guerre commerciale ». Une augmentation massive des taxes douanières aurait été décidée et ensuite partiellement retardée par le président des Etats-Unis. Équivoque 1 : ledit président signe des décrets, pavane à la TV, parle haut et fort, pas toujours avec élégance, tout en disposant d’un cabinet, de conseillers divers et variés, de consultations politiques nationales et internationales. Il est le support visible d’une puissante tendance politique et culturelle. Des groupes, des couches sociales, des intérêts signent et se rétractent avec lui. Ledit président décide en leur nom, sous bénéfice d’inventaire. Bref, ne pas mettre sur sa seule personne ce qui en réalité relève d’un collectif, d’un système. Équivoque 2 : il y a bien une guerre qui, loin d’être uniquement commerciale, s’avère foncièrement économique. Ce n’est pas une question de gains et de pertes mais surtout d’orientations et de stratégies, de réorganisation capitaliste des circuits mondiaux de production et de distribution des biens et des richesses. Accentuation du pôle « richesse splendide – survie moyenne – misères multiples » à l’échelle planétaire. Équivoque 3 : il y a une guerre qui, économique, est surtout éminemment politique, idéologique, culturelle (en termes de mentalité, de posture existentielle, de subjectivité-type). Est surtout en jeu la redéfinition des rapports de domination et de subordination à l’échelle mondiale et au sein des différents pays. Ladite guerre commerciale-économique est la pointe émergée de l’iceberg. S’y centrer aboutit à en escamoter l’enjeu principal. Équivoque 4 : il y a une guerre parce que celle-ci est l’ombre portée du capitalisme. Non une exception mais une condition d’existence.

« Démocratie ». Histoire tourmentée que celle des régimes appelés démocratiques : entre dévastation implacable de la nature autant que de la vie d’une bonne partie des populations, bénéfices colossaux et conditions de vie fabuleuses réservés à certains et, enfin, avancées progressistes en divers segments de l’existence individuelle et collective. Cette dernière tendance, des conceptions conservatrices, passablement fascisantes, cherchent aujourd’hui à l’amenuiser, si possible à l’effacer. Le débat à visée démocratique en matière d’éducation, de relations de genre, de rapports de travail, d’opinions et de confrontations politiques devient ainsi une contrainte encombrante, un souci superflu. Intolérance et autoritarisme gagnent du terrain : ce phénomène semble être, comme René Descartes le dit du bon sens, la chose la mieux répartie au monde. S’y ajoutent les simplifications outrancières : dénoncer le génocide palestinien est peu ou prou assimilé à une justification des injustifiables massacres du 7 octobre 2023, sinon même de l’Holocauste. Or, penser à ses risques et périls, penser à contre-courant, ne pas renoncer à la question du pourquoi, constitue une revendication démocratique majeure. D’où cette interpellation incontournable : comment chacun de nous s’emploie-t-il à ce que ce vocable très équivoque et fort beau de démocratie ne devienne pas un nouveau, un lamentable très gros mot ?

Saül Karsz – avril 2025

Cette contribution figure également dans le blog Médiapart de l’auteur

PS : J’ai toujours le projet de rédiger, seul ou en collaboration, un Lexique raisonné de mots inconvenants

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