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You are currently viewing L’Argentine, affaire locale et symptôme mondial

Un président dit ultra-libéral vient d’être élu en Argentine pour six longues années. Élection démocratique en ce sens qu’une majorité de la population a voté pour lui (le vote est obligatoire en Argentine), sur fond d’une intense campagne médiatique en sa faveur et d’un persévérant affaiblissement des institutions, des pratiques et de ressources depuis moult décennies. Malgré des politiques sociales et économiques souvent courageuses, les gouvernements progressistes précédents n’ont pas su ni pu satisfaire les besoins alimentaires, de logement et de travail d’une bonne partie des classes moyennes et populaires, ni moins encore juguler les défiances, multiples et croissantes, envers le régime dit démocratique. Il s’agissait, en effet, de ménager aussi loin que possible la coexistence avec le néolibéralisme, nullement de rompre avec lui. Il s’agissait  également de tenter de gérer une dette colossale avec le FMI et autres créanciers, héritage d’un gouvernement antérieur, appartenant à la même mouvance que le nouveau président.

Cette mouvance, qui ne renie plus la sanglante dictature militaire (1973-1986), revient ouvertement à un pouvoir que d’ailleurs elle n’avait pas entièrement quitté. Aujourd’hui, une partie significative de ceux qui ont voté pour le nouveau régime en seront probablement les premiers perdants. Les privatisations massives sont déjà en cours ainsi que la répression tatillonne des mouvements populaires. Diverses formes de contestation lui sont cependant opposées. Ce, dans un pays caractérisé par sa puissance culturelle et artistique, cinq prix Nobel, une intense production éditoriale et artistique, des ressources minières et pétrolières prolifiques, des activités industrielles et commerciales d’envergure, des paysages époustouflants, des villes dynamiques. L’Argentine est un pays bel et bien vivant. Et très sévèrement menacé.

Dorénavant, une nouvelle donne s’impose. Elle est dite « ultralibérale» parce que le bloc au pouvoir exclut toute option réformiste, fût-elle de détail, au profit des couches et des orientations les plus explicitement réactionnaires dans l’éducation, l’information, le commerce, les relations de travail, l’environnement… Aucun remords, aucun humanisme même de façade, aucune justification n’est mobilisée : l’ultralibéralisme est le néolibéralisme sans états d’âme, qui est, lui, la naturalisation des clivages et des dominations sociales, dont celles de genre, guère euphémisées.

Le nouveau régime correspond à une conjoncture où les enjeux structurels du capitalisme apparaissent presque nus, avec bien moins d’édulcorations et de compromis que par le passé. Tout se passe comme si d’anciennes sublimations (aides, redistributions, subventions) étaient devenues encombrantes, contre-productives. Autrement dit, des cautères sur des jambes de bois – lesquelles jambes risquent quand même de se mouvoir encore moins, dorénavant.

Ceci dit, les remarques ci-dessus ne composent pas encore une analyse : elles doivent sans doute être mieux étayées et davantage illustrées.

Dans l’état, elles suffisent néanmoins à poser quelques questions significatives. On peut en effet se demander si la situation argentine n’est pas représentative de ce qui arrive dans bien d’autres pays.  Il est indéniable qu’en Europe, dont la France, les domaines de l’aide sociale, de l’éducation publique et des soins somatiques et psychiques, pour ne citer qu’eux, sont déjà bel et bien aux prises avec ces mutations néo ou ultralibérales systématiquement pratiquées en Amérique latine, dont l’Argentine. La progression de l’extrême droite politique mais aussi idéologique, la droitisation des sensibilités et des consciences témoignent d’une mutation de fond – pas entièrement irréversible mais profonde, intense. Remonter la pente n’a rien d’une tâche aisée. Car un enjeu majeur de l’économie politique est en cause : quid des conditions de survie de millions d’individus et de groupes devenus surnuméraires ? Bref, jusqu’à quel point les choses sont-elles radicalement différentes, ici et là-bas ?

Saül Karsz  – janvier 2024 – Texte reproduit dans le blog de l’auteur sur Médiapart

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