L’œuvre en français d’Anna Maria Ortese est publiée par les éditions Actes Sud, L’Arbalète, Gallimard, Seuil et Verdier.
« Elle a traversé son siècle comme une irrégulière intransigeante et fraternelle », c’est ainsi que s’achève la biographie consacrée à Anna Maria Ortese (1914-1998) sur le site des éditions Verdier.
Pour entrer dans l’œuvre de cette « femme qui s’est heurtée à l’indifférence des uns et à l’incompréhension des autres avant d’être reconnue pour l’un des écrivains les plus importants d’Italie », comme l’affirme l’un de ses traducteurs en français, Claude Schmitt, le petit livre paru chez Actes Sud, Là où le temps est un autre peut constituer une excellente introduction à son style particulier, fait de rêve et de réalité observée à la loupe. Le livre est paru en 1990 en Italie, en 1997 dans sa traduction française.
« Seule une surface glacée et élégante – absolument immobile – pourra saisir le mouvement échevelé d’un arbre secoué par le vent, ou le frais lever de fauve d’une vague verte sur la mer. La mer ne reflète pas la mer, ni l’arbre, l’arbre. La nature et l’esprit tragique des choses se reflètent uniquement dans quelque chose d’une nature profondément diverse et contraire à eux-mêmes. C’est cela que l’on appelle la qualité esthétique. C’est la qualité du miroir, qui s’oppose – et par la suite la capture – à la chose mirée. Et si vous voulez saisir une tempête en mer, ou les horreurs de la guerre, soyez calmes – et mettez entre vous et ces choses-là la distance résultant de votre propre et douloureux silence. » (p.25)
La tendre incompréhensibilité des choses
Dans Là où le temps est un autre, A.M. Ortese retrace son cheminement, depuis l’enfance jusqu’à l’écriture, notamment l’écriture du roman L’Iguane qui la fait connaître en France en 1988, après une première édition italienne en 1965. Beaucoup de lecteurs sont entrés dans l’œuvre romanesque par ce roman pétri d’images oniriques, de visions poétiques et d’une science bien arrimée de conteuse.
L’écrivaine raconte donc dans son opuscule comment elle cherchait à se protéger du bruit dans la petite chambre où elle écrivait, en s’emmaillotant la tête ou en construisant une cabane au milieu de sa chambre avec d’abord un cabinet où écrire, puis un second cabinet où dormir.
Le récit se déroule pendant l’écriture du roman Le Port de Tolède, du nom d’un quartier de Naples autour de la via Toledo. Ce roman que l’on peut considérer comme raté présente de réelles fulgurances avec un art de la surprise et du récit qui en fait un texte unique, inégalable à force de singularité. Le lecteur, même le plus chevronné, ne manquera pas de se trouver désarçonné par l’intrigue et ses revirements, par les brusques ouvertures et par les impasses de ce roman d’envergure.
Raconter L’Iguane serait dommageable à la lecture du roman ; telle l’héroïne, un rien, un mot de travers pourrait tuer l’envie de poursuivre la lecture et compromettre son existence même. Un fragment de dialogue suffit à camper l’histoire.
« …il faudrait quelque chose d’inédit, d’extraordinaire. Toi qui voyages tant, Daddo, pourquoi ne me procurerais-tu pas quelque chose de bien primitif, et même d’anormal ? Tout a déjà été découvert, mais on ne sait jamais…
- Il faudrait les confessions de quelque fou, si possible amoureux d’une iguane, répondit Daddo sur un ton badin ; et qui sait comment cela lui est venu à l’esprit… »
On pense à la verve du roman écrit par Christiane Rochefort (1972), Archaos ou le Jardin étincelant dans le royaume utopique d’Archaos.
Penser par soi-même, malgré les souffrances
L’engagement est une autre dimension de l’œuvre d’A.M. Ortese : « Il n’est pas nécessaire d’acheter et de profiter, mais de faire et de penser par soi-même », écrit-elle. Ses nombreuses nouvelles, parfois écrites après un tour d’Italie, témoignent de ses prises de position politiques, avant, pendant et après la guerre. L’argent devient pour elle l’ennemi, ce qui prive l’humain de son âme. Ses échecs la consument, ses victoires l’exaltent et magnifient les apparitions tirées d’une enfance à l’innocence protégée.
Dans L’Iguane, elle écrit : « Elle se sentait emportée hors d’elle, de sa souffrance, et alors apparaissait cette petite voix froide, ce regard dur et malade, fort étrange chez une bestiole, et apparaissait aussi cette sombre ardeur à compter et à enterrer les misérables valeurs avec lesquelles on récompensait ses peines. » (p.98)
Les êtres pauvres, sans défense, exposés à la cruauté des autres requièrent toute l’attention de l’écrivaine. Elle sait dévoiler la force incommensurable cachée derrière ses créatures fragiles.
Une conteuse hors pair
« Vers la fin du siècle dix-huitième, dit des Lumières, trois jeunes messieurs, le prince Neville, le sculpteur Dupré et le riche commerçant Nodier, tous trois de Liège, où ils étaient notoirement connus et estimés, l’un pour son esprit, l’autre pour son élégance, et tous pour leur train de vie à la fois mondain et hautement dispendieux, résolurent de faire un voyage à Naples, et ce dans un but rien moins que répréhensible. » Ainsi commence le beau roman La douleur du chardonneret dont la traduction par Louis Bonalumi a été primée lors de la publication en français en 1997. Le lecteur entre ainsi dans un dix-huitième siècle riche, chaleureux et accueillant. Les bizarreries qui émaillent les autres textes n’épargnent pas ce roman-ci.
Comme dans les autres récits ou nouvelles, le lecteur peut compter sur une écriture experte, ménageant les surprises, les révélations poétiques et parfois même les hallucinations. Un ton et un monde bien particuliers attachés à l’esthétique de ce phénomène de la littérature italienne.
Brigitte Riera – juillet 2021