Jean-Marie Muller :
Je voudrais tout simplement, au nom de cette institution, dire à monsieur KARSZ l’honneur qu’il nous fait d’être dans nos murs et de venir rehausser la qualité des journées d’étude qui sont les nôtres. Je sais qu’il aurait souhaité être dans la première partie qui a déjà été de qualité puisque les professionnels qui se sont exprimés derrière cette tribune, et dont ce n’est pas le métier, l’ont fait avec une certaine aisance et avec leurs différentes formes d’expression.
Je sais que monsieur KARSZ aurait souhai-té, si des problèmes de transport ne s’en étaient pas mêlés, être des nôtres dès ce dé-but d’après-midi mais je crois qu’à Paris ça n’est pas forcément facile de rejoindre une gare… Donc merci d’être des nôtres et Jean, peut-être, va centrer le sujet puis le bon de com-mande qu’il a passé à monsieur KARSZ.
Jean Mirguet :
Il est d’usage de présenter un conférencier, c’est le travail qui me revient. Mais avant de présenter Saül KARSZ, je voudrais dire quelques mots de la manière dont nous avons eu l’idée de t’inviter. L’idée est venue du travail que tu mènes de-puis maintenant de nombreuses années au-tour de la question du nouage de l’idéologie et de l’inconscient c’est-à-dire des thèses sociologiques et de la psychanalyse. C’est une perspective originale et relativement inédite dans notre champ professionnel. Nous sommes, aussi, confrontés à une ques-tion de nouage. Vous avez vu dans le petit dessin qui figure sur la plaquette, l’importance que nous attachions à ce que les trois champs, thérapeutique, éducatif et pédagogique soient noués. Ce nouage est un peu particulier, c’est un nouage borroméen. Le noeud borroméen est un noeud constitué à partir de trois ronds qui se tiennent solidai-rement ; si vous coupez un des deux
ronds, les deux autres sont libérés. Donc cha-cun des ronds, chacune des dimensions dé-pend des deux autres et en constitue simulta-nément la limite.
Quelques mots de ce que je sais de Saül KARSZ : il est philosophe et sociologue, un sociologue peut-être pas comme les autres. Je dis cela parce que, il y a quelque 8 ans, lors d’une journée à laquelle je t’avais invité sur « L’institution, ses règles et la loi », tu t’étais présenté comme un « sociologue particulier ».
Un sociologue particulier, cela mériterait sans doute quelques explications parce que la par-ticularité et la sociologie ne vont pas nécessai-rement ensemble et qu’il y a une association de deux termes contraires, un oxymore, qui mériterait peut-être des commentaires de ta part.
Tu es consultant-formateur en stratégies d’intervention sociale et tu as fondé, en 1982, l’association Pratiques Sociales dont tu est aujourd’hui le Conseiller scientifique. Entre autres activités, Pratiques Sociales organise chaque automne un stage résidentiel. La der-nière rencontre s’était posée la question du soin du soin et du social, avec en particulier la présence de Michel DEFRANCE qui sera avec nous vendredi. Cette année, en octobre 2005, votre stage résidentiel portera sur un sujet d’actualité puisqu’il s’agit de la question de l’évaluation ; le thème en sera : « Investir l’évaluation ? ».
Depuis 1989, Saül KARSZ dirige à la Sor-bonne le séminaire : « Déconstruire le so-cial ». En 2006, le séminaire portera sur: « Jeunes en difficulté, difficultés des institu-tions ».
L’exclusion, définir pour en finir, avec Mi-chel Autès, Robert Castel, Richard Roche, Monique Sassier, Dunod, Paris, 2004.
Contribution à Qu’est-ce qu’un père ? publié sous la direction de Daniel Coum (Erés, 2004) ; l’article de Saül KARSZ s’intitule : « Le père, une question pour les intervenants du médico-social ».
Enfin, ton livre récemment paru et que tu as accepté de venir nous présenter cet après-midi : Pourquoi le travail social ? Défini-tion, figures, clinique, Dunod, Paris, 2000.
Le prochain ouvrage, en cours de rédaction, portera sur la parentalité.
Saül KARSZ publie régulièrement des ar-ticles dans les Actualités Sociales Hebdoma-daires et dans différentes revues du champ de l’intervention sociale et dans la presse.
Saül KARSZ est un philosophe doublé d’un sociologue qui s’intéresse au travail social. C’est une carte de visite qui n’est pas banale, pas si fréquente que cela et qui est même, peut-être suspecte. J’en veux pour preuve l’anecdote que tu rapportes au début de ton livre : tu évoques une rencontre avec un col-lègue universitaire pour qui tes préoccupa-tions épistémologiques, ton souci de rigueur théorique ne vont pas de pair avec la fré-quentation des travailleurs sociaux. Ce col-légue te laisse entendre que, pour un théori-cien, il y a, dans cette fréquentation, quelque chose d’une compromission.
On pourrait se demander en effet, mais tu vas certainement nous démontrer le con-traire, si une telle association ne célèbre pas le mariage de la carpe et du lapin.
Dès l’introduction de ton livre, tu soulignes ce que tu considères être la grande difficulté du travail social, auquel, écris-tu, tu voues « un intérêt passionné ». Selon toi, cette grande difficulté ne réside pas seulement dans le fait de manquer de personnel, de moyens mais se niche dans le manque de concepts, de constructions théoriques, donc d’orientation, de direction.
Tu soulignes aussi un peu plus loin qu’on n’entend pas avec des oreilles mais avec « des tables d’écoute suffisamment ins-truites » et qu’on ne se connecte pas à autrui avec de l’empathie, encore faut-il que celle-ci soit quelque peu « avertie et savante ».
Encore une citation de ton livre : tu écris que les erreurs de la pratique s’articulent à des égarements théoriques et que manquer de concepts est aussi grave que manquer de per-sonnel.
Je voudrais enfin citer une remarque que tu as faite dans le groupe de travail « Famille et pauvreté », mis en place par Ségolène Royale en 2000. Tu soulignes que « si la science est, s’agissant des affaires humaines, sans doute un fantasme sans grand rapport avec la pro-duction de connaissances par définition par-tielles et rectifiables, la réflexion théorique a cependant une incidence directe sur la pra-tique, sur les gestes qu’on pose ou ne pose pas, car les catégories ou les lunettes par le prisme desquelles nous regardons la réalité conditionnent ce que nous en percevons ou non ; c’est pourquoi il arrive qu’on se re-trouve bloqué dans la pratique et empêché d’agir non faute de moyens mais faute de concepts… « .
On perçoit donc bien quand on lit ton livre que quelque chose pulse, littéralement, dans ton propos. Ce à quoi tu pousses, ton aiguillon pour ne pas se résigner, pour ne pas renoncer, pour ne pas céder à une certaine idée du prin-cipe de réalité, c’est l’exigence de savoir à laquelle, selon toi, le travail social doit se confronter. Il y a une visée épistémologique de la clinique de l’intervention sociale : pour toi, ce qui est important est de « passer du vé-cu au su ». Il s’agit, à partir de situations sin-gulières et dans une démarche transdiscipli-naire « de produire des connaissances, d’identifier des logiques, de repérer des en-jeux ».
Tu indiques alors clairement quelles sont tes balises : d’un côté Althusser et le marxisme et de l’autre côté Lacan et la psychanalyse.
Pourrais-tu commencer par nous dire com-ment avec ce double repère, marxisme et psy-chanalyse, tu en es venu à consacrer ton tra-vail, ta recherche au travail social, à sa dé-construction et à l’essai de définition que tu donnes dans ton livre ?
Saül Karsz :
Avant tout, merci de votre invitation. Ce sont effectivement des questions de fond. On apprend par la psychanalyse sinon par la vie quotidienne qu’aucun sujet n’est maître de sa vérité. Donc, ce que je peux proposer ici, et non seulement pour des raisons de temps, c’est quelques bribes de ce que je sais du sujet, dans le double sens du théme et du mec.
Effectivement, je viens de la philo, un grand amour auquel je n’ai jamais renoncé. Pour des raisons diverses, j’ai beaucoup travaillé dans la sociologie, dans une certaine socio-logie, mais ce qu’il faut savoir c’est que la sociologie, l’ensemble de ce qu’on appelle les sciences sociales humaines sont des ap-pellations réelles parce qu’elles désignent des disciplines, des corpus théoriques et mé-thodologiques, etc.
Mais il ne faut pas trop les prendre à la lettre : en sociologie, comme partout ailleurs, il y a des courants les plus hétérogènes, les plus adversaires même. Donc, « sociologie » est une appellation assez incontrôlable. Certes, pour des raisons administratives, on est au département de sociologie plutôt que dans celui de psychologie ou de sciences de l’éducation, – mais dans les analyses con-crètes, dans le travail mené par des socio-logues, des psychologues, etc., les appella-tions sont assez trompeuses, ça recouvre des choses très différentes.
Quand je disais « sociologue particulier », évidemment je ne me souviens plus pourquoi j’ai pu dire une phrase pareille, mais c’est une bonne entrée en matière, avant de m’attarder sur la question du travail social en tant que pratique sans théorie.
Je voudrais simplement remarquer que la sociologie est comme toute autre discipline, – disciplinaire. C’est-à-dire que les disci-plines sont des conditions sine qua non pour produire des connaissances, pour conduire des interventions pratiques, mais toutes sont relativement restreintes et forcément limi-tées. Il me semble improbable sinon impos-sible de ne pas être limité, partiel, particulier, etc…sauf évidemment pour leurs adeptes, ces croyants qui ont tendance à imaginer que leur discipline rend compte tout-à-fait du réel, voire que c’est le réel tout entier qui s’y fait entendre. Or, dès qu’on tente d’interroger cette croyance – laïque, mais croyance quand même – il faut s’attendre à des réactions plutôt agressives, genre vertus outragées…
Donc, la sociologie disons correcte, officielle, est censée s’occuper des phénomènes so-ciaux ; la psychologie, des phénomènes psy-chiques ; l’histoire, des phénomènes du passé, l’ethnologie des sociétés archaïques, la géo-graphie de l’espace, l’économie des phéno-mènes économiques, j’en passe…
Mais cela ne va nullement de soi. Car dans le réel il y a des gens qui ne sont pas composés de parties psychiques, de parties sociales, de parties économiques, et ainsi de suite ; homo oeconomicus par ici, êtres psychiques par là, agents sociaux par ailleurs…
Autant les disciplines marchent par « saucis-sonnage », par spécialisation, condition sans doute de leur développement, autant le réel transcende ces démarcations, ces mises en boîtes, ces découpages plus ou moins justi-fiés.
Certes, Jean Mirguet est trop généreux en mettant cette démarche sur mon seul compte, nombre de personnes et de groupes travaillent là-dessus, heureusement), En ce qui me con-cerne, je tente d’articuler quelque chose qui seraient les phénomènes dits sociaux avec les phénomènes dits psychiques. D’où mes deux références majeures (pas les seules, mais celles qui fournissent les squelette de mes re-cherches, et sans doute aussi de mes im-passes). D’une part Louis Althusser qui fut mon maître et mon ami, et d’autre part Jacques Lacan, en tout cas pour ce que j’en comprends, c’est-à-dire une partie… Mais Althusser non plus je ne crois pas l’avoir épuisé (!) : dans tous les cas, je travaille ces textes difficiles mais indispensables, chacun comportant une dose de langue de bois, et également de formidables avancées. Cette compréhension relative définit probablement la condition sine qua non pour avoir quelque chances de créer (créer se situant aux anti-podes du psalmodier).
Je fais un pas de plus. Pour moi, la question n’est pas de lier conditions sociales et struc-ture psychique. Lier ou – comme je disais avec une métaphore approximative – articu-ler, suppose encore qu’il y ait deux îles entre lesquelles il s’agit de jeter un pont. Mon pro-blème n’est pas du tout celui-là. Mon souci est de montrer comment ce qu’on appelle le psychique et ce qu’on appelle le social sont toujours déjà liés.
Je ne propose pas de lier, cela fut déjà tenté sous la forme du freudo-marxisme (W. Reich), – qui aboutit cependant à une anthro-pologie passablement métaphysique. Il s’agit plutôt de montrer comment, de fait, le psy-chique et le social, ou plus précisément dans mon langage, le psychique et l’idéologique sont toujours déjà liés. Mon problème n’est pas de jeter des ponts, mais d’inventorier les ponts qui existent déjà.
Et c’est là que pointe mon « obsession » pour le travail social, qui est une des rares pratiques qui fonctionne constamment et manifestement dans la subversion des fron-tières disciplinaires. Que ce soient les trois noeuds du logos de REALISE, que ce soit dans l’AEMO ou ailleurs, le travail social passe son temps à mélanger torchons et ser-viettes (au sens propre, presque sans méta-phore). A minima, parce qu’il s’agit de ques-tions économiques, et de questions sexuelles, et de questions d’emploi, et de questions de santé mentale, et de questions scolaires…
Et c’est dans ce sens-là que je dis que le tra-vail social manque de théorie pour sa pra-tique.
Les théories disponibles (psychanalytiques, sociologiques, autres), certaines absolument intéressantes, restent incontournables, c’est pourquoi il faut les connaître, et ne pas ces-ser de s’y intéresser…
Il faut cependant signaler que, si on est quelque peu poli, on ne demande pas trop aux sociologues que veut dire « social », mais plutôt comment ça marche, comment ça se mesure, comment ça se décline, quelles statistiques sont disponibles. Démarches gé-néralement fort révélatrices, entre autres pour combattre quelques préjugés, pour con-trer nombre de lieux communs…Or, s’il n’est guère poli de demander à la plupart des sociologues ce que « social » veut dire, que peuvent-ils alors apporter à propos du travail social ? Ce dernier s’occupe du social, mais ce social n’est pas une tranche isolée ou iso-lable vis-à-vis de l’économique ou de l’affectif…
Idem pour les psys (psychologue, psychana-lyste, psychiatre…). Autant les psys s’avèrent absolument indispensables – c’est le moins qu’on puisse dire – au travail social, comment un service pourrait-il s’en passer ?, autant ça serait utile qu’il y ait un peu plus de socio-logues. Une vision un peu moins étriquée, moins psychologiste (à ne pas confondre avec la psychologie, moins encore avec la psycha-nalyse) des pratiques du travail social devrait en résulter. Ce ne serait pas de trop. Pour-quoi ? A minima, parce qu’en principe, je pré-tends que les psys dans leur grande majorité ne savent pas ce qu’est le travail social, mais les sociologues non plus. Ils savent très bien ce qu’il en est de la dimension psychique à la fois chez les usagers et chez les intervenants, individuellement ou dans des fonctionne-ments de groupe. Mais il arrive avec une fré-quence certaine que des psys qui ne travaillent pas avec des sociologues aient tendance à confondre les pratiques du travail social avec l’antichambre de l’inconscient ? Tendance à situer dans les configurations psychiques l’explication ultime (donc métaphysique) des situations individuelles et de groupe. Quant aux sociologues, il est habituel que, moins ils travaillent avec des psys et plus ils sont tentés de confondre le travail social avec une forme de militantisme, d’humanisme, de pure cour-roie de transmission de l’Etat…
Dans ces conditions, le travail social reste tout à fait énigmatique : quand on prétend l’appréhender du point de vue de la seule psy-chologie ou uniquement de la psychanalyse ou de la seule sociologie (marxiste ou pas, peu importe ici).
Or, les pratiques du travail social sont des pra-tiques transdisciplinaires. Pratiques sans théo-rie : avec beaucoup d’éléments et de réfé-rences théories, mais sans théorie d’ensemble, sans théorie de son objet spécifique car celui-ci est « social », mais pas le social tranché.
Prenez la formule même de « travail social » : parfaitement claire et évidente, tout le monde voit à quoi cela renvoie. Mais sa clarté s’en trouve sérieusement ébranlée dès qu’un mal poli se met à l’interroger. En effet, personne ne doute que les travailleurs sociaux font, comme leur nom l’indique, du travail social, – mais est-ce qu’il existe des modalités de tra-vail qui ne serait pas sociales ? Des travailleurs qui ne seraient pas des travailleurs so-ciaux ?
Le travail est social, la neige est blanche, et ainsi de suite. Et pourtant, c’est tout-à-fait correct de dire que les travailleurs sociaux sont les seuls à faire du travail social. Ni psys ni sociologues même travaillant en ins-titution sociale, n’en font.
Pourquoi alors, si tous les travailleurs sont sociaux, puisqu’il ne saurait y en avoir d’autres, pourquoi donc certains seulement sont en effet des travailleurs sociaux ?
Tous les travailleurs sont sociaux, mais cer-tains sont plus sociaux que d’autres ! C’est cela que je travaille et qui me travaille de-puis de nombreuses années : essayer de per-cer l’énigme, qu’est-ce que c’est que ça ? (« ça » étant a minima le travail social). Que font donc les travailleurs sociaux ?
Et je prétends le savoir…, en partie. Savoir bien entendu partiel, particulier, à rectifier sans cesse. C’est ce dont j’aimerais faire état maintenant.
Soit un « cas » survenu dans une MECS. Un petit garçon y est placé en raison de lourdes histoires familiales ; au bout de six mois, ce garçonnet qui sans être mutique ne parlait pas beaucoup, finit par dire à son éducateur référent : « Quand je serai grand, je ferai comme toi, éducateur !». Ceci a beaucoup touché votre collègue : c’était en effet en-courageant qu’avec la terrible histoire de l’enfant, au bout d’à peine 6 mois de place-ment, quelque chose comme un avenir, ou du moins un dégagement se profilait. Et alors, pour encourager le jeune garçon, le professionnel a eu la mauvaise idée de lui demander pourquoi il voulait devenir éduca-teur. Erreur, grave erreur. On sait que les gosses en général, les cas sociaux en particu-lier, il vaut mieux ne pas les interroger…, à moins d’être à même d’encaisser leur ré-ponse ! Cela n’a pas raté. L’enfant en ques-tion a proféré la réponse inexorable sui-vante : « Quand je vais voir Marie-Laure (la psy), elle me fait dessiner et je parle de mon dessin, avec Pierre (moniteur) je fais de la gym, mais avec toi, tu ne fais rien ! Tu tra-vailles, toi ? ».
Jean-Marie Muller :
Nous avons des enfants ici qui nous disent que les éducateurs sont des cas sociaux…
Saül Karsz :
La vérité sort, parfois, de la bouche des en-fants. Celui évoqué est encore plus explicite, à l’intention de l’éducateur : « Tu ne fais rien, tu causes… ! ».
Définition primaire, certes, mais assez inté-ressante et juste.
A condition de bien entendre le mot « cau-ser » : parler. Mais, « causer » c’est provo-quer, faire naître aussi, qui est un des rôles de la parole. C’est justement pour cela qu’on ne saurait affirmer que les travailleurs sociaux ne font que causer. Il faut, au contraire, énoncer : les travailleurs sociaux ne font rien de moins que causer ! Causer, donner du sens, donner naissance, aider à supporter, aider à aller moins mal, accompagner quelqu’un dans la construction ou plutôt dans la reconstruction de son histoire et de la vie qu’on lui a donné à vivre…
Parler, c’est ce que nous faisons dans toute profession. Enseigner, c’est parler. Les gen-darmes, quand ils verbalisent, ils parlent, ils écoutent un peu même… Bien d’autres illus-trations seraient bien entendu possibles. Car parler constitue un des traits les plus humains des humains, mais tous les humains ne sont pas des travailleurs sociaux. Donc vous voyez, il y a là un point obscur qu’il faut élu-cider. Il faut désencombrer ce syllogisme : tous les humains parlent, les travailleurs so-ciaux étant des humains, donc les travailleurs sociaux parlent. Mais qu’est-ce que cette pa-role a de particulier ?
Jean Mirguet :
Je voudrais ajouter que lorsque tu t’étais pré-senté à l’époque comme un sociologue parti-culier, tu avais dit « je suis un sociologue par-ticulier qui parle ». Tu avais ajouté cela.
Saül Karsz :
Certes, mais c’était aussi une tautologie. Après tout, les enquêtes de sondage servent à faire parler la population. Et puis j’ai appris par mes années de divan que, effectivement, la parole, c’est quelque chose…
Jean-Pierre Roger :
C’est peut-être pour se différencier de quelques psychanalystes lacaniens ?
Saül Karsz :
Je parle de psychanalyse, pas de psychana-lystes, ceux-ci étant une sorte de « mal né-cessaire ». La psychanalyse est une problé-matique théorique et clinique, les psychana-lystes en sont les agents, ou voudraient l’être. De même, les travailleurs sociaux sont les agents du travail social. Et surtout pas des synonymes interchangeables. Il ne suffit nullement qu’il y a un psychanalyste pour qu’il y ait de la psychanalyse, ni de travail-leur social pour qu’il y ait du travail social : bien d’autres conditions, notamment théo-riques et institutionnelles, je veux dire poli-tiques, sont encore requises.
Mais comment parlent-ils, les travailleurs sociaux ? Ils parlent comme tous les hu-mains, mal et bien, parfois intelligemment, parfois ils débitent des stupidités complètes, des lieux communs, et également d’époustouflantes trouvailles. Mais pourquoi caractériser le travailleur social par la cau-sette ? De quoi ça cause ?
Et c’est justement là que j’introduis la ques-tion de l’idéologie, qui est la partie la plus obscure, eu égard au peu de temps qui me reste pour cet exposé. Je vais juste l’esquisser. C’est trente ans de boulot achar-né, impossible à condenser en 10-15 minutes d’exposé !
Donnée de départ : le travail social ne soigne pas, ne résout les problèmes de logement, de scolarité, de conjugalité, d’emploi…
Il faut se rendre à l’évidence [belle méta-phore, au demeurant] : le travail social n’a pas été créé pour résoudre les problèmes di-sons matériels des gens, ni non plus de santé physique ou mentale, etc… Déjà les psys ont quelques problèmes avec la psychose, com-ment supposer que les travailleurs sociaux puissent la soigner ? Mais comment suppo-ser aussi qu’ils ne font rien en ce domaine ? Comment imaginer que tout en ne résolvant pas les problèmes de chômage, ils y appor-tent quelque chose, ils peuvent quelque chose ?
Par rapport à la plaque affichée à l’entrée de l’établissement, les travailleurs sociaux sont toujours à côté de la plaque…Ce n’est pas une insulte, ni même une critique, mais juste un constat.
De quoi s’occupe le travail social ? De ré-soudre les problèmes des gens ? Non et oui, dans l’ordre. Non, parce que les pauvres sont pauvres avant vous, pendant et après vous, idem les psychotiques. Exemple que j’évoque souvent : pour cesser d’être pauvre, il faudrait hériter d’un oncle d’Amérique, mais les pauvres n’ont pas d’oncle en Amérique sauf à Harlem, ou à la Nouvelle-Orléans, ça fait double emploi ; je confirme : les pauvres sont pauvres avant vous, pendant et, après vous.
Il en va de même – c’est pour ça que je disais à côté de la plaque – pour l’ensemble des do-maines dans lesquels il y a intervention so-ciale. Dans mon ouvrage sur le travail social, j’évoque la différence – pas anodine du tout – entre traitement du chômage et par ailleurs traitement social du chômage.
Faut-il déduire alors que le travail social est un moulin à paroles, et que par conséquent les travailleurs sociaux ne font rien ?
Ce serait radicalement erroné !
Le travail social s’occupe des questions dites matérielles sur lesquelles il peut offrir tout au plus des parades plus ou moins palliatives, jamais résolutives. Pensez aux pauvres, aux psychotiques, aux gamins que vous recevez, etc… Les problèmes des gens se résolvent ou ne se résolvent pas, mais cela se passe tou-jours ailleurs. Le sort de vos pauvres se résout très-très partiellement à Nancy, cela se décide plutôt à Davos, belle ville suisse où le grand capital célébre sa messe annuelle.
Donc, sur les questions dites matérielles, le travail social esquisse des solutions pallia-tives. Formule que j’ai copié sur les soins du même nom. Tout à fait utiles et généreux, les soins palliatifs n’empêchent pourtant pas de mourir, ils accompagnent une mort annoncée. Comparaison un peu macabre, mais éclairante (ça dépend du degré de sentimentalisme de chacun). Est renforcé la thèse d’après la-quelle, sur les questions matérielles, le travail social remplit des fonctions palliatives, ses pratiques viennent en atténuation…
En revanche, là où il est puissant, effective-ment puissant, efficace et même redoutable, c’est à propos des valeurs, représentations, idéaux, modèles, et pour lâcher un gros mot : idéologies, avec lesquelles, sous lesquelles les gens supportent ou ne supportent plus leurs conditions d’existence, leur folie, leur pauvreté, leur rivalité, les coups de la femme battue, l’échec scolaire…
Il me semble avoir compris que le travail social est efficace, de manière secondaire, souvent peu significative, sur les questions dites matérielles. A signaler : c’est là une question de structure, plus profonde que les partis de droite ou de gauche au pouvoir po-litique et-ou institutionnel. En revanche, le travail social est puissant quant aux valeurs, idéaux, principes, quant aux idéologies, qui ne sont évidemment pas des idéologies poli-tiques, mais plutôt des idéologies sexuelles, des idéologies familiales, scolaires, de la santé, etc… Puissant quant aux valeurs, normes, idéaux…, avec lesquels, sous les-quels, malgré et à cause des quels, les gens supportent ou ne supportent plus leurs condi-tions d’existence.
Je ne prétends pas dans cet hyper-résumé être clair, j’aimerais bien, mais ce n’est pas sûr. Mais c’est de ce côte-là que je cherche-rais l’efficacité du travail social et j’arrête, de ce côté-là, du côté des valeurs, normes, des modalités du vivre-ensemble. C’est d’ailleurs cela que la politique sociale défi-nit : il existe des politiques de logement, de la famille, de l’emploi, etc. ; et il existe éga-lement une politique sociale qui vise spécifi-quement les modalités du vivre-ensemble (à l’école, dans la famille, au travail, dans la rue).
C’est là qu’on pourrait introduire la problé-matique du lien social, – celui-ci étant à mes yeux une construction hautement fiction-nelle, une manière finalement sublimatoire et hautement équivoque de désigner ce qui se passe dans la cité, entre des êtres socio-désirants, distribués dans des couches et des classes sociales, etc. Mais je prends le terme de « fiction » comme un terme particulière-ment sérieux !
Jean Mirguet :
Nous pouvons maintenant essayer d’installer un échange avec les personnes qui sont là, qui ont des remarques à faire ou des ques-tions à poser.
Pierre Baron :
Je vous ai bien écouté. Pour plagier un livre qui vous a précédé, qui s’appelle De la horde à l’état (Enriquez, Gallimard, 1983) des gens que vous devez connaître, on pourrait faire un titre : « De la pratique au concept », par exemple. Et je voudrais vous poser une ques-tion lacanienne : dans quel discours, vous mettriez le discours énigmatique qui créerait du savoir ?
Saül Karsz :
Vous pouvez traduire s’il vous plaît ?
Pierre Baron :
Pour Lacan, c’est le discours hystérique.
Saül Karsz :
Et alors ?
Pierre Baron :
Vous situez les travailleurs sociaux à ce ni-veau-là.
Saül Karsz :
Ce que vous voudriez dire, c’est qu’avec le schéma (les 4 discours) de Lacan, on peut en-tendre quelque chose comme ce que vous dites ? C’est plausible… Mais sans entrer ici dans le débat sur le schéma des quatre dis-cours et ses performances explicatives, je voudrais souligner qu’il ne s’agit nullement pour moi de situer les professionnels que sont les travailleurs sociaux du côté de tel ou tel discours, de tel ou tel schéma. Par exemple, on pourrait situer les travailleurs sociaux du côté des servants du capital, ce qu’une lecture stalinienne, c’est-à-dire croyante de Marx peut autoriser. Mais apparaît là la méconnais-sance du fait que toute discipline est, et reste, disciplinaire, elle ne peut donc pas tout expli-quer, le réel ne loge aucunement dans les rets d’aucun savoir existant ou pouvant un jour exister. Car le réel est ce qui laisse à désirer, n’est-ce pas ?
A partir des quatre discours de Lacan, on peut situer le travailleur social du côté du discours de l’hystérique. Pourquoi pas ? Ce serait pro-bablement ingénieux… Mais ce n’est pas mon souci. J’essaye de placer les travailleurs so-ciaux du côté… des travailleurs sociaux, pas réductibles ni au schéma marxiste traditionnel ou pas traditionnel, ni au schéma lacanien. Mais il n’en reste pas moins que chacun en-tend comme il peut, avec ses catégories donc avec ses censures, avec ses compréhensions, donc avec ses ignorances…
« De la pratique au concept », vous propo-siez un titre possible : laissez-moi, là encore, dire mon désaccord. Malgré les apparences, ce n’est pas le concept qui m’intéresse, – mais bien la pratique ! Pas la pratique seu-lement pratiquée, mais la pratique quelque peu instruite, celle menée par un praticien qui s’entête à être le moins dupe possible quant à ce qu’il fait, quant aux logiques ob-jectives des pratiques qu’il met en place…
Et, à cet égard, le travail théorique est un moyen incontournable, pour tenter d’être un peu moins dupe, – un peu moins, c’est-à-dire toujours pas mal (comme les psys, les socio-logues, etc.).
Jean Mirguet :
On peut dire avertie aussi…
Saül Karsz :
Avertie des enjeux, des limites, et également de la force et de la puissance des pratiques sociales. Nécessité alors d’une clinique de l’intervention sociale qui, contrairement à un lieu commun terriblement répandu, ne peut pas être uniquement psychologique, psychia-trique ou psychanalytique. Mais bien trans-disciplinaire, aussi hors frontière que le tra-vail social dans ses pratiques quotidiennes.
Marie-Odile Caurel :
C’est étrange parce que, en même temps, vous critiquez les psys qui désigneraient les travailleurs sociaux comme les racoleurs de l’inconscient et, curieusement, vous dites les travailleurs sociaux, ils causent. Et vraiment, moi, je veux l’entendre strictement c’est-à-dire ils sont cause de quelque chose. C’est-à-dire qu’on va dire : celui, qui à un moment donné, va mal, celui qui a des problèmes de logement, etc… va se soutenir de celui qui accepte d’être cause de quelque chose.
Saül Karsz :
Je ne critique les psys que dans leurs éven-tuelles prétensions omni-explicatives, je le fais également pour les praticiens de toutes les disciplinaires quand ils confondent celles-ci. Avec une explication complète, sans hiatus.
Mais parlons plutôt du soutien que quelqu’un va trouver auprès d’un travailleur social. Que cela se passe dans un bureau, lors d’une visite à domicile, au cours d’un placement, celui qu’il va rencontrer n’est jamais n’importe qui. Il s’agit d’un travailleur social détenteur d’un diplôme d’Etat, habilité à ce titre à formuler certaines questions, à prendre certaines déci-sions. Des logiques objectives (institution-nelles et politiques) situent ce sujet appelé travailleur social à une place toujours prédé-terminée, connotée. Il en va de même pour les usagers. Rien n’empêche qu’il y ait une ren-contre, non pas malgré la place des uns et des autres, mais au beau milieu de tout cela, et sans qu’on puisse faire la part de ce qui serait purement psychique et ce qui serait purement social.
Dans le réel, cible de toute théorie, les sujets humains sont pris dans des idéologies, des valeurs, des positionnements divers et variés, qui font partie de leur être le plus intime. Y compris en termes de confiance que l’usager fait ou pas au professionnel, qu’il trouve par exemple fort sympathique mais dont il n’oublie pas qu’il est animé par une mission, soumis à des rendements, etc. Les méca-nismes psychiques de transfert et contre-transfert restent, il me semble, carrément abs-traits si on ne tient pas compte de la condition socio-historique des sujets humains établis-sant entre eux des liens de transfert et de contre-transfert. C’est pourquoi au fil de cette rencontre effectivement interpersonnelle on ne dit pas la même chose, on n’entend pas les mêmes choses non plus.
Dans tous les cas, mes propos ne viennent pas « gommer » la dimension psy, pour moi abso-lument incontournable, mais à tenter de la si-tuer.
Bref, la désignation sociale n’est pas une veste que chacun met ou enlève à sa guise, il ne s’agit pas non plus d’un pur contexte exté-rieur : le social ne s’arrête pas aux portes de la subjectivité ; les gens ne sont pas des ZUP, comme je dis toujours, des zones uniquement psychiques…
Marie-Odile Caurel :
C’est quoi le psychique débarrassé de ça ?
Saül Karsz :
Strictement rien ! C’est une des lectures de la dimension psychique : celle qui porte nom de psychologisme. Comparable à la lecture sociologiste consistant à imaginer que l’appartenance à telle ou telle classe sociale constituerait une explication complète de la situation des gens, ceux-ci se comportant comme des mannequins au sein de leur classe sociale.
Les classe sociales débarrassées de psy-chisme et de libido ou le psychique débar-rassé des appartenances sociales : entre la peste et le cholera…
Laissez-moi insister : je ne préconise nulle-ment de se passer de la dimension psy (ce serait pour le moins vraiment inquiétant et techniquement impossible !). Mais je mets sévèrement en question la prétention d’après laquelle le travail psy rendrait compte de manière exhaustive de la problématique de vos usagers, ces enfants que les appareils d’Etat placent ici.
Plus encore, je dis que la psychologie, la psychanalyse, la systémie, etc. ne rendent pas compte de l’ensemble des effets du tra-vail psychanalytique, systémique ou psy-chiatrique : cela aussi fait partie de ce que j’appelle la démarche transdisciplinaire.
Dans la rencontre il y a quelqu’un qui va mal, vous disiez…Certes, mais suffit-il d’aller mal pour se faire désigner comme usager du travail social ? Si c’était le cas, si tous les gens qui vont mal ou dont on sup-pose qui vont mal, venaient vous voir, vos listes d’attente seraient probablement infi-nies ! Une autre condition sine qua non sur-détermine la question de la souffrance : les cadres de la politique sociale définissant ce qu’il faut bien appeler « la misère solvable », « la souffrance intéressante ».
Définir la misère solvable consiste à définir celle dont les institutions et leurs personnels sont équipé pour s’en occuper, celle pour laquelle il y a des personnels compétents, des outils adéquats, etc… Et c’est justement quand cela fait défaut que des jeunes sont dits « incasables » : il n’y a pas de cases pour les accueillir. Ces incasables sont des jeunes très compliqués, à problématiques multiples, m’explique-t-on dans une boîte. Certes, avez-vous déjà rencontré des jeunes pas compliqués, pas complexes, lisses ?
C’est pour cela que je dis que toute relation duelle se trouve prise, non pas dans un con-texte plus ou moins extérieur, mais dans un monde socio-historique à la fois extérieur aux sujets et logé au beau milieu de leur intimité.
C’est pourquoi, enfin, l’objectif du travail so-cial (donc, également des psys travaillant en institution sociale) n’est sûrement pas que les gens aillent mieux, il y a d’autres professions pour cela si je peux me permettre. Un toxico, si vous voulez qu’il aille mieux, fournissez-lui de la came pas chère, pas frelatée : il va aller mieux, c’est sûr. Je ne vous invite surtout pas à le faire, bien entendu ! Mais cet exemple montre bien qu’il s’agit pas que les gens ail-lent mieux, – soyons réalistes, il s’agit que les gens aillent à peu près comme il faut, en fonc-tion de certains idéaux, représentations, idéo-logies…
Jean Mirguet :
Alors, justement, à propos de l’idéologie, il y a quelque chose que je ne comprends pas très bien parce que pour qu’il y ait de l’idéologie, il faut des idéaux, ça semble être une nécessi-té. Or, il semble – on ne cesse de le dire de-puis une vingtaine d’années – que, justement, le sociétés contemporaines occidentales sont confrontées à un déclin de l’idéal. Si c’est vrai…
Saül Karsz :
Ce n’est absolument pas vrai. Ce n’est pas l’idéal qui décline, mais juste certains idéaux !
Jean Mirguet :
Tu penses que ça n’est pas vrai ?
Mais ma question est la suivante : si c’est vrai, comment, à partir du moment où l’on est confronté à un déclin de l’idéal, le travail so-cial pourrait avoir pour force de prendre appui sur l’idéologie ? Ça ne me semble pas lo-gique…mais tu n’es pas d’accord avec le dia-gnostic de déclin de l’idéal, avec tout ce qu’on dit autour de la question de l’autorité, du Père…
Saül Karsz :
On dit cela, en effet, on dit beaucoup, on en parle beaucoup : très largement sous la forme de l’énoncé, et très rarement sous la forme de la démonstration. La question du déclin de l’idéal en appelle à la croyance, bien plus qu’au raisonnement.
En effet, sous la même appellation sont mis ensemble des phénomènes on ne pas plus hétéroclites : la chute de l’autorité, mais de quelle autorité parle-t-on ? Pourquoi ? Comment ? Toute autorité est-elle valable, toute autorité est-elle indéfectiblement res-pectable ? L’autorité du Pater familias a énormément chuté : est-ce un inconvénient ou bien une avancée ? Voudrions-nous re-joindre les discourus réactionnaires sur les « malheurs de Mai 68 » et la « perte des re-pères » ?
Des étudiants ne respectent plus les maîtres : c’est probablement vrai, mais des statistiques sont indispensables, et des analyses fines, faute de quoi nous resterions dans une fable. Comme vous, je trouve pour le moins lamen-table que des élèves ou des étudiants n’écoutent pas les profs, leur répondent mal… Je ne suis vraiment pas d’accord. On admettra cependant que tous les maîtres ne sont pas respectables, ni compétents, ni inté-ressants, ni même respectueux de leurs élèves… On admettra également que, pour que quelqu’un soit respecté, il vaut qu’il soit, lui, respectable. A défaut, on se met à parler de la violence des enfants, inexcusable en effet, en oubliant cependant que l’école, c’est de la violence institutionnalisée.
C’est juste un exemple pour revenir à ta question tout à fait importante : la chute des idéaux, il n’y a plus de principes, la France fout le camp, etc… Si c’était vrai, le travail social serait très simple. Il suffirait de dicter aux gens leurs devoirs, les normes aux-quelles il faut qu’ils croient, les comporte-ments qu’il faut qu’ils aient. Il suffirait que, dans les quartiers les éducateurs de préven-tion expliquent aux gosses : « écoute, c’est ça qu’il faut penser, c’est ça qu’il faut que tu fasses ; les filles faut pas les violenter, il faut demander si elles sont d’accord, etc… »
Mais pourquoi le travail social ne peut pas faire ça ? Pourquoi les interventions sociales sont-elles parfaitement complexes ? Parce qu’elles s’adressent à des gens, vieux ou jeunes, qui ne sont ni vides, ni creux, ni sans repères. Manque d’idéaux ? Mais la télé en déverse à longueur de journée : le chacun pour soi, le désintérêt des uns envers les autres, le semblant érigé en mode de vie, et j’en passe, ne témoigne pas d’une absence de valeurs, mais juste de certaines valeurs, aux-quelles nous tenons, tout en témoignant de la présence massive d’autres valeurs, assez in-quiétantes au demeurant… À côté de la mère de famille, qui ayant piqué deux pommes chez Carrefour en prend pour trois mois, tel dirigeant qui s’en va tranquillement aux îles Caïman ( !) avec ses commissions occultes, la caisse noire, etc. etc.
Après tout, le néolibéralisme est la grande valeur actuelle, – la grande valeur… bour-sière. Je ne dis pas que c’est bien, mais on se raconte des salades en imaginant qu’on vit dans une époque sans idéaux..
Nous ne vivons pas une époque sans idéaux, bien au contraire nous vivons dans l’excès d’idéaux libéraux. On peut le célébrer ou s’en désoler, mais c’est un fait. Et ce n’est pas la même chose de se battre pour la restauration de l’idéal en général ou se battre contre cer-tains idéaux et en faveur d’autres idéaux. Lutte métaphysique ou lutte politique ?
Jean Mirguet :
Tu considères donc comme un idéal le fait d’avoir pour souci majeur dans l’existence la jouissance de biens de consommation.
Saül Karsz :
La consommation constitue un idéal, un idéal grand, – à défaut d’être un grand idéal. Regar-dez la mine de la plupart des gens quand ils vont au Temple, je veux dire à Carrefour, n’expriment-ils pas une certaine jouissance. Il s’agit bien d’un idéal, non ? Je trouve cela fort idéal et parfaitement moral. Mais pas tout conforme à certaines morales. Sachez cepen-dant les idéaux ne sont pas toujours positifs, ou pour mieux dire : leur caractère positif ou négatif n’ont rien d’universels, ne sont pas les mêmes pour tout le monde, pour toutes les idéologies.
Pierre Amadieu :
Je dis en plus qu’on apprend aux enfants en bas âge. Les enfants, on leur donne le caddy, donc l’adultité vient plus tôt qu’on ne pense, ce qui fait qu’elle peut venir très tard sinon jamais. Et, en plus, les enfants sont à même de faire ce que font leurs parents c’est-à-dire on se sert. Il y a cent ans dans une épicerie, c’était incorrect d’aller prendre une boîte de petits pois. Ici, c’est le système. Alors, on peut l’étendre ailleurs, mais dans les hyper-marchés, c’est comme ça. Ça ne peut pas ne pas avoir d’effets.
Deuxiémement, les vertus, il y a un idéal, par exemple l’efficacité. L’efficacité, on le voit, il n’y a qu’à regarder certaines séries à la télévision, l’efficacité (…) qui va vous gacher l’investissement qu’on est en train de faire. C’est peut-être pas moral…
Saül Karsz :
Ce qui nous coince, c’est l’humanisme. Sou-vent, un sérieux empêchement de la pen-sée… Ainsi, quand mon ami Jean me de-mande si je considère la consommation comme un idéal, il savait bien que j’allais répondre par la négative : je n’adhère pas à l’idéal de la consommation, mais objective-ment celle-ci constitue bien un idéal, définit un but dans la vie de millions de gens, leur donne des raisons d’exister, ou d’imaginer qu’ils existent, etc. etc.
Du point de vue de l’idéologie humaniste, on présuppose qu’il y a des idéaux qui sont bons et d’autres qui sont mauvais : ceci est vrai, mais uniquement dans la perspective telle ou telle idéologie particulière…
Ma croisade – à ma manière, je suis un croi-sé, quand même – c’est contre la nostalgie d’une époque qui aurait été, sinon parfaite ou idéale (quoique…), du moins vivable, sans gros accros, avec des valeurs stables, des idéaux clairs, et tutti quanti…
Une telle époque a-t-elle jamais existé ? La nostalgie d’une époque soi-disant plus facile concerne celle où nous ne vivions pas. Seule raison pour imaginer que jadis ça aurait été plus facile, au moins pour le travail social. Il suffit de consulter n’importe quel petit ma-nuel d’histoire du travail social en France, ou ailleurs, pour lire des doléances récurrentes, par exemple à propos des jeunes : ces blou-sons noirs qui n’étaient pas, eux non plus, ce qu’étaient les jeunes d’avant, de ce temps mirifique qui en fait n’a jamais existé.
Dans le journal Le Monde quelqu’un dit : « Ah, l’école de ma jeunesse a beaucoup perdu ! ». Un autre demande : « quoi ? » Ré-ponse : « Ma jeunesse ! »
Pierre Baron :
Comment traduisez-vous les variants des édu-cateurs en invariants de sociologue ?
Saül Karsz :
Vous pourriez commenter, cher Monsieur ? Je n’ai pas compris vraiment.
Pierre Baron :
Si vous voulez, vous nous expliquez jusqu’à maintenant un certain nombre de choses que vous comprenez chez les éducateurs et j’aimerais bien savoir comment le sociologue transforme en invariants de sociologue, c’est bien le métier du sociologue, ce qu’il dé-couvre chez les éducateurs. Expliquez-nous, je n’ai pas encore tout compris.
Saül Karsz :
Il faudrait avoir, pas cinq minutes, mais cin-quante heures. Et encore… Soit la question éthique. Expérience forte, l’éthique est quelque chose d’essentiel, et aussi une tarte à la crème. Il arrive souvent que, quand on n’a plus rien à dire, on s’exclama : « Mon éthique » ; histoire de dire : « Touche pas, ne m’interroges pas ! ». Ou encore, en parlant d’un collègue ou d’un politique, on dit qu’il n’a pas d’éthique. Erreur, à mon avis. Il en a bien une, qui ne converge pas avec celle pour nous positive et défendable, – situation com-parable à celle des idéaux.
Ceci, en manière d’introduction à une ques-tion stratégique : la dialectique entre, d’une part, les appareils d’Etat et d’autre part le po-sitionnement éthique de chacun de nous. Le travail social (l’ensemble des dispositifs, me-sures, institutions, pratiques connues sous l’appellation du travail social) fait partie des appareils d’Etat, – comme la police, la gen-darmerie, les tribunaux, l’armée, etc… Ceci n’est évidemment pas péjoratif, il s’agit sim-plement de situer le travail social dans une société donnée. Rappel que le travail social ne se trouve pas en lévitation sociale : d’où des ministères, des tutelles, des budgets, des af-fectations, des comptes à rendre, des évalua-tions à faire…,
C’est pourquoi le travail social ne vise pas à ce que les gens aillent mieux, mais à peu près comme il faut. Il s’agit donc d’un appareillage de la régulation des rapports sociaux. Et c’est précisément à cela que les familles ouvrent ou pas leur porte, leurs confidences, leurs his-toires, – des usagers, enfants et adultes, sont
parfois largement plus au courant que nombre de travailleurs sociaux qu’il ne s’agit pas de les aider sans plus, mais bien d’une aide visant des objectifs, inscrite dans une politique sociale, etc. etc.
Cette dimension « colle » à la peau des pro-fessionnels. C’est avec ça qu’ils vont chez les gens ou les reçoivent en institution, c’est avec ça que les gosses vous parlent ou ne parlent pas… Pas de simple contexte mais bien la matière même.
Se pose ensuite la question éthique. À savoir qu’est-ce que chaque travailleur social en chair et en os fait de la parcelle de pouvoir d’Etat qu’il détient ? Comment chacun s’acquitte d’un devoir qu’il ne peut nulle-ment esquiver mais vis-à-vis duquel il y a toujours différentes manières de s’en acquit-ter ? Telle est la question éthique : impos-sible de se situer en dehors de la politique sociale, comment donc chacun s’y situe, de quelle manière relativement singulière ?
Question éthique, aussi, parce que tenir compte de la loi, ici de la politique sociale, n’implique pas d’obéir les yeux fermés. Il est parfois intéressant, fructueux pour les gens dont on s’occupe, ne pas respecter la loi, ou tout au moins les interprétations courantes de telle ou telle loi. De quoi mettre en perspec-tive le rapport à la loi chez les jeunes, et ce qu’ils pensent apprendre aux éducateurs, aux psys, et bien entendu aux sociologues…
Jean Mirguet :
Peut-être pourrait-on passer à un autre aspect du travail que tu déploies dans ton livre, concernant ce que tu appelles les figures du travail social et que tu déclines en charité – je ne peux pas manquer de rappeller le jeu de mots que Lacan faisait à ce propos quand à propos de la charité, il parlait de l’archiraté -, la charité donc, la prise en charge et la prise en compte. Pourrais-tu développer ces points ?
Saül Karsz :
Jean Mirguet m’interroge sur le point 2 de la deuxième partie, figures à la fois historiques et structurelles, la charité, la prise en charge et la prise en compte.
D’une part, ce sont des figures, probable-ment pas les seules mais suffisamment ty-piques, à la fois historiques et structurelles. Historiques, elles se succèdent : la charité est un des ancêtres du travail social qui se déve-loppe contre la charité. Tout contre, en fait, appuyé sur ella. C’est en cela qu’elles sont structurelles. La charité fait partie du passé du travail social et en même temps est une figure constamment présente dans les pratiques so-ciales contemporaines. Autrement dit le tra-vail social est un mélange de ces trois figures.
Ce qui différencie les pratiques des différents intervenants sociaux est la dose de charité, la dose de prise en charge, enfin la dose de prise en compte. Mais toutes trois marchent de pair, sont constamment à l’oeuvre.
Il n’en reste pas moins que chacune se carac-tèrise par une problématique particulière, et met en scène des personnages particuliers.
Ainsi, la charité s’adresse à des créatures qui sont dans le besoin, c’est-à-dire à des gens définis par un manque précis qu’il s’agit de suturer. « Donnez-leur un toit », demande une annonce humanitaire. Parfaitement légitime et défendable, cela veut dire aussi que ces per-sonnes risquent d’être définies par l’absence de toit. En recevant un toit elles seront, sinon comblées, du moins près de la plénitude. Des gens dans le besoin sont donc des créatures, des êtres qui ne savent pas, des âmes égarées. La charité s’adresse à des gens qui ne savent pas grand-chose, parce qu’ils ont trop faim, parce qu’ils sont trop ceci, trop cela, parce qu’ils sont trop noirs, trop blancs, etc…Des gens sont dans le besoin et le besoin est quelque chose qu’on peut suturer, dont on peut venir à bout.
Mais, évidemment, quand je dis charité, ce n’est pas une insulte, c’est une figure histo-rique significative, à l’oeuvre chez chacun.
Jean Mirguet :
C’est l’humanitaire ?
Saül Karsz :
C’est une des composantes de l’humanitaire. Il est pratiqué par des bénévoles qui ont, eux, une vocation, religieuse ou laïcisée. Comme ça l’indique, la vocation est l’appel de Dieu. Des directeurs d’institution sociale se désolent du fait que les travailleurs sociaux n’ont plus la vocation. Rien de plus normal, en fait, ils n’ont pas la vocation puisqu’ils n’entendent pas la voix du Seigneur ; même si certains entendent la voix de la DASS, la voix du devoir…
La charité est menée par des bénévoles : par exemple, les visiteurs de prison, qui sont là au mois d’août, les week-ends, les soirées. Allez trouver un travailleur social, même dans un établissement pénitentiaire, en-dehors des horaires ad hoc et des contraintes de service. Là, les visiteurs de prison don-nent sans compter, ne demandent pas à êtres payés, dans la mesure où ils se font payer en reconnaissance, en bonnes oeuvres, tout en se faisant financer ailleurs.
Ils ne demandent pas à être payés parce qu’ils demandent la seule chose valable pour eux : l’amour universel ; Or, qui aime bien, non seulement chatie bien, mais ne mesure pas sa jouissance… Etre en rapport avec l’éternité, ce n’est pas rien.
Quant au travail social, la prise en charge constitue la figure centrale. Il s’agit de cette démarche qui met en scène quelqu’un qui sait ce qui est bon pour autrui et un autre, supposé être en souffrance, en difficulté, etc. Cela consiste à faire des choses pour les en-fants, pour leur bien, en vue de ce qui est bon pour eux. (La charité n’est pas loin, en effet). La prise en charge s’emploie à con-duire quelqu’un là où il faut à peu près qu’il parvienne, toujours pour son bien… Il n’y a rien à redire, je trouve cela très bien sauf que parfois on tombe sur des personnes qui se prennent pour des sujets, et qui ne veulent pas du bien qu’on leur souhaite, ceux qu’on appelle parfois « cas lourds ». Mais il sem-blerait que leur lourdeur s’origine moins de leurs caractéristiques propres que, surtout, de la mise en question qu’ils impliquent des manières de faire habituelles, ils interrogent des habitudes et des poncifs, bref un cas lourd est celui qui met à nu la légèreté de l’intervenant. Occasion royale pour tenter de revoir les méthodologies qu’on tient pour nécessaires…
Cela dit, la prise en charge marche assez bien, nombre d’usagers viennent pour ça, sont dressés pour demander ça.
Mais, comme je disais, les soucis commen-cent quand ils ne veulent pas du bien qu’on leur souhaite. Situation inconfortable pour la praticien, pour des équipes, pour l’institution (relativement courant dans les ITEP). Des prises en charge échouent, ce qui plus d’une fois s’avère prometteur. Quand faire de choses pour les gens devient très difficile, la porte s’ouvre pour tenter faire des choses avec les gens.
Là, on passe de la prise en charge à la prise en compte. Non pas faire pour mais faire avec, cette dernière démarche correspondant à ce qu’on appelle parfois l’accompagnement, qui consiste à faire quelques pas avec quelqu’un.
Or, pour accompagner, il faut un certain sa-voir. On n’accompagne pas avec les bonnes intentions, dont l’enfer est pavé. Il faut du sa-voir, ce qui va un peu à l’encontre de ce qu’on dit souvent dans le travail social : le savoir occulte les choses, fige la vie, et bla-bla… Ce, parce qu’on confond le savoir avec la révéla-tion. Le savoir est troué, incomplet, à rectifier sans cesse. A défaut, ce n’est pas du savoir, mais la voix de Dieu ou de Marx ou de Lacan ou de la DASS qui dit que…En revanche, quand on sait un certain nombre de choses, on se rend compte à quel point on sait peu. Le savoir est incomplet : « peut mieux faire » reste son principe de base et son aiguillon.
Si les praticiens ne sont pas animés d’un cer-tain savoir, voire d’un savoir certain, pour-quoi leur confierait-on des gens, pourquoi des gens leur parleraient ? Après tout, entendre un peu ce que les gens disent et ce qu’ils ne di-sent guère, déchiffrer toujours partiellement ce qui leur arrive, suppose des compétences, du savoir-faire, des formations diverses et va-riées, suppose ce qu’on appelle l’analyse des pratiques (je lui préfère « la clinique transdis-ciplinaire » : troisième partie de mon ou-vrage).
Mais, la dialectique étant toujours au poste de commande, il faut également souligner que le savoir, condition sine qua non de compréhen-sion des gens, en même temps éloigne des gens, met le praticien à distance plus ou moins vis-à-vis forte des usagers : condition sine qua non pour une compréhension éven-tuelle. Dialectique indépassable. Le savoir permet d’entendre un peu et le savoir éloigne pas mal. Quant à ceux des praticiens qui pré-tendent voir et entendre les gens « tels qu’ils sont » : laissez tomber le travail social, allez habiter en HLM, faites des gosses psycho-tiques, et ainsi de suite. Faire du travail social, c’est forcément s’éloigner des gens. « Je me mets à votre niveau », dit Untel. Risque de démagogie, l’usager parle à quel-qu’un qui n’est pas à son niveau, qui n’est pas son copain. « Je comprends votre souf-france, Madame » : ce n’est pas vrai ; tout on plus, on peut dire : « Je m’en fais une idée ». Car la souffrance d’autrui, c’est autrui, ce n’est pas moi. Il est toujours possible (et souhaitable !) d’accompagner la personne, ce qui implique de s’en distancier, – condition sine qua non pour faire quelque chose.
Jean Mirguet :
Il est 18h15 et il ne nous reste plus qu’un quart d’heure. Il y a peut-être des questions concernant ce que vient de dire Saül KARSZ, mais je souhaiterais qu’après nous en venions, parce que ça constitue la pers-pective de ton livre, à la question de ce que tu appelles la clinique transdisciplinaire.
Il me semble qu’en effet, la clinique trans-disciplinaire est une des conséquences de ce que tu viens de dire à propos de ce savoir qui permet d’être près et loin des gens.
Y-a-t-il des questions à propos de la charité, de la prise en charge, de la prise en compte ?
Pierre Amadieu :
On ne peut pas dire que quand c’était de la charité, c’était de l’Etat, c’était un pouvoir organisé.
Saül Karsz :
Oui, ça l’est toujours.
Pierre Amadieu :
C’était commandé par « tu fais ça, tu gagnes quelque chose », ce n’était pas gratuit.
Saül Karsz :
Aux gens qui font la charité, je ne ferai pas l’injure de dire que leur travail est gratuit. C’est très payant…, notamment en vue du Salut.
Pierre Amadieu :
Oui, mais je veux dire…Ça se ressemblait plus sauf la méthode, dans la façon de faire puisqu’il y a la charité, la prise en charge, la prise en compte, il y a quand même une évo-lution. Mais quant à la dépendance, je pense qu’il y avait une certaine dépendance qui se ressent, avec un Etat qui n’était pas l’Etat laïque…
Saül Karsz :
Oui, bien sûr.
Pierre Amadieu :
Je termine sur une anecdote parce que je suis trop bavard. C’est une personne qui dit à une autre qui a eu un malheur : « Je me mets à votre place ». Et l’autre avait de la finesse malgré son malheur et sa peine car elle a dit : « Oui, mais alors moi, je me mets où ? ». C’était une histoire édifiante.
Saül Karsz :
Oui, c’est l’ambiguïte du célèbre principe, il faut mettre l’usager au centre…, histoire de ne pas le rater !
Jean-Pierre Roger :
Juste une remarque à propos de la jouissance, justement. Dans la charité, il est vrai que c’est une question qui se pose, d’autant plus qu’on est peut-être dans un registre où l’on plane.
Je repensais à la phrase de Vincent de Paul qui ne devait pas être un imbécile : « Faites-vous pardonner le pain que vous leur don-nez ». Je crois qu’il n’était pas dupe sur ce plan-là.
Mais si on n’est plus tout à fait dans le béné-volat, je crois que cette question de la jouis-sance continue d’être très présente au quoti-dien, pour nous.
Saül Karsz :
On me dit, parfois dans les services : « On ne vient pas ici pour rigoler !». Dom-mage…vraiment dommage. Déjà, la situation des gens reçus dans les institutions n’est vraiment pas simple, ni particulièrement exal-tante, et en plus ils tombent sur des croque-morts en civil !!
Jean Mirguet :
On parle souvent d’interdisciplinaire, de plu-ridisciplinaire. Toi, tu parles de transdiscipli-naire, pourquoi ?
Saül Karsz :
Il ne s’agit pas de synonymes, en effet. Même si ces différents termes sont trop souvent utili-sés les uns à la place des autres. Je voudrais contribuer à les spécifier, à en faire des ap-pellations contrôlées, je veux dire des con-cepts.
Pluridisciplinaire : c’est le cas des réunions de synthèse appelées, précisément, « pluri-disciplinaires », dans lesquelles les différents professionnels de différentes branches (tra-vail social, psy, médecine) se trouvent côte à côte, telles des parallèles qui ne se touchent pas. C’est ça pluridisciplinaire : mettre côte à côte des savoirs et des compétences diffé-rentes, forcément partiels en faisant le pari, à mon avis hautement illusoire, que la juxta-position de points de vue partiels donnera une vue supposément complète et totale.
Transdisciplinaire, je le prends au sens de hors frontières. Si pour le pluridisciplinaire il s’agit de jeter des passerelles entre psy-chique et social, dans ce transdisciplinaire dont j’essaye de promouvoir, il s’agit de voir comment, de fait, ce qu’on imagine être des îles psychiques, des îles sociales, des îles politiques, sont toujours déjà lièes. D’où ma passion pour le travail social qui, dans ses pratiques quotidiennes, mélange constam-ment torchons et serviettes.
Qu’est-ce que cela veut dire, concrètement ? Première distinction : entre individuel et sin-gulier, trop généralement confondus. Indivi-duel est le contraire de général, je suis un individu et plusieurs individus forment un groupe, une famille, une société, l’humanité. Ainsi, la sociologie s’occuperait du collectif, la psychologie dans ses différentes déclinai-sons de l’individuel. C’est là la représenta-tion la plus répandue, terriblement difficile de s’en défaire.
Or, dans le collectif il y a des individus, des passions individuelles, et réciproquement chez chaque individu, il y a du collectif, ne serait-ce que sous la forme du surmoi.
Une clinique transdisciplinaire s’occupe donc de situations singulières, qui ne sont pas des situations individuelles, ni collec-tives. Ainsi, quand un travailleur social re-çoit une personne, une seule personne, je vous mets au défi de séparer, dans la per-sonne dite individuelle, ce qui relève de la personne « elle-même », ce qui relève de papa-maman, ce qui relève des références culturelles, sexuelles, etc…
On ne peut traiter d’un cas individuel sans traiter d’un collectif, et vice-versa. La plupart des travailleurs sociaux n’ont pas en-tête cette façon de penser, mais la plupart la réalisent dans leurs gestes, dans certaines de leurs pa-roles, dans leurs pratiques professionnelles…, il mettent en oeuvre ce genre de démarche, sans être forcément au courant.
Monsieur X rencontre l’assistante sociale pour lui expliquer que chez lui, ça ne va pas. Il travaille, sa femme aussi ; le soir, il rentre vers 18h45, s’attarde chez Marcel, au bistrot du coin, en attendant que Madame rentre de son côté, prépare le repas… Mais pas du tout ! Elle ne fait rien ! Ou plutôt, elle fait des pâtes ou elle fait des patates. Assiettes empi-lées dans l’évier, nettoyage pas fait… Egale-ment dans la chambre : ce n’est le bon jour, elle n’a pas la tête à ça, elle est fatiguée ou le sera demain. Bref, ça ne va vraiment pas. Fin de citation.
Que raconte ce monsieur ? Il raconte sa ver-sion à lui de ce qui arrive dans son couple : une perspective psy s’avère riche d’enseignement, mais il faut aussi entendre que monsieur raconte sa version d’une pro-blématique machiste dont il n’est pas l’inventeur mais juste un des porteurs.
Que peut faire l’assistante sociale, dans mon exemple ? Plusieurs choses, sans doute, mais quoi qu’elle fasse, son intervention ne peut pas être idéologiquement neutre. Par ses pa-roles autant que par ses regards et ses si-lences, l’assistante sociale intervient. Et in-tervenir, c’est prendre parti. C’est pour cela aussi que le travailleur social est efficace : parce qu’il n’est pas neutre, il prend parti pour certaines idéologies contre d’autres, pour cer-tains genre de rapports hommes-femmes contre d’autres, pour certaines modalités du vivre-ensemble contre d’autres. Ce, de la fa-çon la plus fine, la moins endoctrinante pos-sible, mais c’est bien de cela dont il s’agit. Considérer que les gosses que vous recevez ici sont des humains est un parti pris de votre part, que je célèbre bien sûr. À d’autres époques, il y avait des falaises pour ça, ou des bataillons d’armée…
Voilà une façon comme une autre de terminer l’interminable thème qui nous réunit ici. En vous remerciant !
Jean Mirguet :
Un dernier mot pour dire que Saül KARSZ sera avec nous en juin, à l’occasion des jour-nées d’étude organisée par REALISE les 9 et 10 juin, intitulées : « Rencontres, impasses et trouvailles dans le champ éducatif ».
Ces journées commenceront le 9 juin par une conférence introductive, au Forum de l’IFRAS, sous le titre : « Clinique de l’intervention sociale ». Le 10 juin propre-ment dit, Saül KARSZ présidera la journée qui se déroulera à l’Espace Jean-Jaurès à Tomblaine.
Jean-Marie Muller :
Je vous remercie d’être venu aujourd’hui et je vous invite vendredi à un possible rebond par rapport à l’intervention de Monsieur KARSZ, à travers l’intervention de Michel DEFRANCE.
Je n’ai pas l’habitude de faire ce travail, mais je vous recommande ce livre : Pour-quoi le travail social ? Définition, figures, clinique parce que j’ai réussi à le lire, alors vous devriez y arriver !
Je remercie Monsieur KARSZ de nous avoir fait l’honneur d’être des nôtres ici.
La journée de demain est consacrée à la pré-sentation du travail autour du réseau Educa-tion Nationale, qui est le principal réseau en interface avec l’ITEP puisque cet ITEP fonc-tionne avec un réseau d’environ 50 écoles dans un rayon de 30 kilomètres. C’est donc de loin le réseau le plus important. Donc, on escompte beaucoup de la journée de demain, j’espère que les gens de l’Education Natio-nale pourront se libérer.
Et puis, bien sûr, jeudi, je vous donne ren-dez-vous pour la question des soins et du thérapeutique où je pense que Lacan sera de nouveau très présent.
Donc, merci à nouveau de vous être joint à nous et à plus tard.
Pour télécharger l’article, cliquez-ici
Saül Karsz à L’ITEP de Nancy – Août 2010