Dans son ouvrage Pourquoi le travail social ? [Dunod, Paris, 2011], Saül Karsz précise que les professionnels qui œuvrent au sein d’institutions ne sauraient accueillir, traiter, accompagner tous types de difficultés ou de symptômes, toutes les misères. En résulte ce que l’auteur nomme la “misère solvable”, soit la partie de ladite misère dont le professionnel a reçu le mandat de s’occuper.
Les usagers investissent parfois des mécanismes de solvabilisation. A l’occasion des entretiens ou visites à domicile durant lesquels les professionnels tentent d’explorer les différents aspects de la situation des sujets, le récit élaboré par ces derniers n’est en rien un matériau froid, brut, exhaustif. Omissions, distorsion, minimisations, exagérations, falsifications conscientes ou inconscientes sont le b-a-ba de tout échange entre des parlêtres. La connaissance, sinon l’expertise que possède l’usager des institutions en général, de telle association ou service, de cet éducateur ou de cet assistant social en particulier, peut l’amener, éventuellement à son insu, à centrer son discours sur une difficulté plutôt qu’une autre, adopter une certaine tonalité dans la voix, à faire peu ou prou entrer ses difficultés singulières dans les cases juridico-administratives supposées adéquates et mobiliser certains affects professionnels fructueux. Nullement à blâmer, ces stratégies, qui sont le lot de tout un chacun, peuvent s’avérer une ressource certaine voire une condition de survie.
Les professionnels quant à eux peuvent investir, avec plus ou moins de réussite, la pratique du ski hors-piste. Chaque skieur confirmé sait que cette pratique n’est pas nécessairement synonyme de catastrophe et autres avalanches et peut même s’avérer propice à de prometteuses aventures. Elle exige néanmoins une certaine technicité et expérience. Il n’est pas impossible par ailleurs de faire de bien douloureuses chutes en se maintenant pourtant entre les balises rassurantes d’une piste verte.
Tout l’art de l’intervenant consistera à flirter avec les frontières de ses missions, bousculer les limites réelles (institutionnelles) et imaginaires (projetées, inventées) de son cadre d’intervention, fermer les yeux à demi, faire semblant de ne pas avoir entendu… A ce prix, il est possible d’intervenir sur la solvabilité de la misère et d’en modifier à la marge les coordonnées – c’est parfois dans la marge que se produisent des décalages décisifs, des avancées majeures. Il s’agit de se risquer à prendre position, à se saisir des marges de manœuvre dont chacun dispose. Risques aussi raisonnés que possible, balisés, réfléchis et arrimés à des postures éthiques argumentées. Mais risque tout de même, avec ce que cela comporte de potentielles conséquences délicates ou d’éventuelles réussites audacieuses, voire les deux à la fois selon la place du curseur (certains ratages sont salvateurs, certaines victoires désastreuses).
Il importe de ne pas considérer les deux précédents paragraphes comme étanches et indépendants. Il convient plutôt de souligner le jeu dialectique entre les mécanismes que l’usager mobilise et la cécité ou la clairvoyance de l’intervenant qui n’en voudrait rien (sa)voir ou à l’inverse saurait en jouer de manière rentable. Chacune de ces deux dimensions n’existe que par, contre, avec l’autre. La complexité réside dans l’analyse de leurs intrications. Si la solvabilité peut être considérée pour partie comme un fait, plus ou moins figé et indépendant des marges de manœuvre des intervenants, le rapport entretenu et les compromis passés avec ladite solvabilité peuvent permettre ou entraver certaines perspectives.
Sébastien Bertho – Avril 2019