Et si l’homme politique élu président de la République Française était un comédien ? La question a pu poindre en entendant le ton de sa voix le 8 mai lors de la commémoration de la mémoire de Jean Moulin, un ton de prélat vantant l’esprit résistant de ceux qu’il nomme « le peuple français ». Après les manifestations des premiers mois de 2023, l’hommage ne manque pas de provocation de la part du président envers la résistance dont les citoyens ont témoigné de janvier à mai 2023 face à la réforme dite des retraites. Relire le Paradoxe sur le comédien de Diderot aide à saisir comment se construit un grand rôle.
…les qualités premières d’un grand comédien, (…) de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles.
Et si, depuis six ans, des caractères et des rôles variés avaient été livrés en pâture volontairement aux citoyens, aux médias et à ceux qui élaborent des opinions ? Et si le ministre de l’intérieur, un acteur moins talentueux, n’avait eu de cesse de défier le comédien en chef sur son terrain, la scène, pendant tout ce temps, le fameux « en même temps », pour mieux mettre en valeur l’excellence du numéro un ? Ce rôle de grand comédien a-t-il été appris d’avance, peaufiné depuis les années de jeunesse et le mariage avec son professeur de théâtre ?
… le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ;
Le grand comédien n’a-t-il rien d’autre à faire que de parcourir le pays en tous sens pour se jouer des « casserolades » ? Qu’évite-t-il de montrer pendant qu’il amuse la galerie avec ses complices ? En coulisses, le capital poursuit ses affaires, les lois petites et grandes se votent en catimini, le comédien qui officie au perchoir prend soin d’atténuer les chocs susceptibles d’attirer l’attention. C’est une grande distraction planifiée.
Le comédien président est propre à trop de choses, rien qui le distingue du reste des citoyens, si ce n’est une vanité qu’on pourrait appeler insolence, c’est bien ce qui inquiète, dans ses rangs, parmi les acteurs de piètre renommée qu’il a attirés. Nombreux sont ceux qui lui en veulent d’ordonner, classer et moquer si bien qu’il finit par connaître la situation de Henri IV, lorsque, obsédé de terreurs qui n’étaient que trop fondées, il disait à ses familiers : « Ils me tueront, rien n’est plus certain ; ils me tueront… »
Chacun consulte les textes de lois, retourne à ses livres d’histoire, relit la Constitution et se demande : avons-nous bien affaire à un président, un vrai ?… Mais il n’est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas.
Réfléchissez un moment sur ce qu’on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement. Le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ? C’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien.
Quand le comédien s’est avancé seul dans les allées du plus grand musée du monde, le comédien président dépliait son modèle idéal devant la foule inconsciente de ce qui se jouait, car il en est du spectacle comme d’une société bien ordonnée, où chacun sacrifie de ses droits pour le bien de l’ensemble et du tout. Le sacrifice a été admis tant bien que mal jusqu’à une certaine réforme, celle qui provoqua la colère. Seuls l’habileté et le talent d’un grand comédien pouvaient parvenir à l’imposer, en jouant des dispositifs législatifs rendus possibles par la Constitution, puisque la conjoncture du rapport de forces syndicale, politique et sociale ne parvient pas pour l’heure à s’imposer. Qu’est-ce donc que le vrai talent ? Celui de bien connaître les symptômes extérieurs de l’âme d’emprunt, de s’adresser à la sensation de ceux qui nous entendent, qui nous voient, et de les tromper par l’imitation de ces symptômes, par une imitation qui agrandisse tout dans leurs têtes et qui devienne la règle de leur jugement.
Le comédien président attire la lumière sur lui, incessamment ; rares sont ceux qui osent encore formuler des questions sérieuses, prendre en compte les chiffres des sans-logis, ni le taux de fréquentation des banques alimentaires. Le président comédien ne reviendra plus aux affaires pendant son mandat, il crée seulement les conditions pour qu’elles se fassent, à l’insu du plus grand nombre. Ne jamais oublier que Le théâtre est une ressource, jamais un choix. Merci Diderot.
Brigitte Riéra – juin 2023