You are currently viewing Les trois passions de l’être

 Selon Lacan, les trois passions de l’être sont l’amour, la haine et l’ignorance. Elles ne sont ni isolées ni isolables et aucune d’elle n’est exclusive des deux autres. C’est la dialectique entre les trois qu’il est intéressant d’identifier.

Deux œuvres magistrales peuvent nous y aider.

La douleur, texte de Marguerite Duras[1], que sert si bien la comédienne de théâtre Dominique Blanc. Elle joue l’attente douloureuse, éprouvée par Duras, de son compagnon Robert Antelme détenu au camp de Dachau. Son amour pour lui est sublimé par la séparation qui renforce la représentation d’une relation idéalisée[2]. Elle ne méconnait pas qu’il pourrait ne jamais revenir (un sur cinq cents déportés seulement reviennent) mais elle s’efforce d’ignorer qu’elle ne le reverra peut-être plus ; c’est ainsi qu’elle se livre à une quête démesurée de la moindre information à son sujet, à un combat sans fin contre ses propres peurs. Quand il revient, elle ne le reconnait pas, tant il est amaigri et usé par les mois de captivité ; elle ne veut pas savoir cependant qu’il ne sera jamais le même qu’autrefois, pour ne pas haïr, peut-être, ce qu’il est devenu. La douleur n’a donc pas fini de la consumer…

La zone d’intérêt, film de Jonathan Glazer[3], paralyse par le réalisme de la mise en scène. Tout proche du camp d’Auschwitz, de l’autre côté du mur précisément, l’épouse de Rudolf Höss, commandant nazi qui dirige avec zèle le camp, ne méconnait pas l’existence des chambres à gaz mais en ignore la promiscuité odorante et bruyante, toute employée à bâtir le paradis fleuri et bien ordonné dont elle a toujours rêvé. L’identification à son idéal, la haine des Juifs et le mépris pour les multiples serviteurs domestiques nourrissent cette ignorance. Le personnage du mari, quant à lui, illustre la « banalité du mal » selon Hannah Arendt : il semble ne se poser aucune question quant à son travail voué à la « solution finale », si ce n’est celle de sa réussite macabre. Son corps qui tombe malade lui dit pourtant quelque chose…

Deux œuvres magistrales et magistralement interprétées, qui dévoilent l’entrelacement des trois passions vivantes chez chacun de nous, œuvres à voir pour tenter de comprendre quelque chose du monde où nous vivons. Et également pour questionner à rebrousse-poil le discours humaniste ambiant qui met sur un piédestal « l’Humain » définitivement bon et exempt de toute pulsion mortifère.

Claudine Hourcadet – février 2024

[1] Reprise de la mise en scène de Patrice Chéreau & Thierry Thieû Niang, actuellement en tournée.

[2] Marguerite Duras s’est longuement exprimée sur l’ambivalence de ses sentiments de l’époque lors d’entretiens rapportés dans l’édition La Pléiade (n° 597, 2014).

[3] Sortie le 31 janvier 2024.

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