Claude SIMON, Quatre conférences, Les Editions de Minuit, Paris, 2012. [Dessin ci-dessus de Claude Simon]
Cette chronique continue d’explorer les relations entre la vie et l’œuvre d’un écrivain, entre la vie et la littérature de façon générale et particulière. Elle emprunte des bribes de phrases relevées dans les ouvrages cités en référence.
Les quatre conférences réunies dans ce livre ont été prononcées entre 1980 et 1993 par Claude Simon, à partir de quatre objets : La Recherche du temps perdu, la mémoire, la poétique et l’écriture. Entre elles on relève de nombreux échos et références récurrentes car l’auteur ne séparait pas ces préoccupations présentées séparément.
Le poisson cathédrale (1980)
Pour combattre l’idée selon laquelle la description serait la part statique de la fiction, l’écrivain cite cet extrait de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, de Proust :
Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l’idée que j’étais sur la pointe extrême de la terre, je m’efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d’y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours où y était servi quelque vaste poisson, monstre marin qui, au contraire des couteaux et des fourchettes, était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l’Océan, au temps des Cimmériens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer.
La référence aux Cimmériens, qui n’ont rien à faire là, – « Cambrien » l’a suggéré phoniquement -, est sans doute une réminiscence de la lecture de Renan qui les associait à un environnement marin. Par le pouvoir de la langue, précise Claude Simon, le poisson bouilli se trouve soudain arraché à son contexte spatial et temporel pour être transporté dans un tout autre cadre. La description fonctionne bien de façon dynamique, elle se révèle, en elle-même, action. Elle va même plus loin lorsque Proust place dès le deuxième paragraphe du texte intitulé « Noms de pays : le nom », la phrase suivante : « Rien ne ressemblait moins à ce Balbec réel que celui que j’avais si souvent rêvé. » Pour Claude Simon, « Noms de pays » constitue le prélude du grand œuvre qui va suivre.
Après l’enfance, Combray, la campagne et Swann, un véritable portail de cathédrale s’ouvre avec lenteur sur ce second ensemble monumental que sera Balbec. Ce prélude ouvre un constant dialogue entre, d’une part, une réflexion sur la littérature et l’art, d’autre part une mise en pratique par Proust de ses idées qu’il a résumées dans Le Temps retrouvé en cette formule saisissante : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature », qui s’oppose à la croyance selon laquelle la littérature et le roman ne font que refléter la vie sans avoir d’existence propre.
La question de la vraisemblance d’une expression verbale ou d’une description littéraire est dépourvue de sens selon Roman Jakobson qui écrivait, à Prague, en 1921 : « Au fur et à mesure que s’accumulent les traditions, l’image picturale devient un idéogramme, une formule que nous lions immédiatement suivant une association de contiguïté ». Proust dit : « On se figure que c’était l’univers ». La seule réalité est la réalité écrite. Ainsi Claude Simon établit le « système » d’écriture actif dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui reposerait sur une structure symétrique par laquelle aux « Noms de pays. Le Nom » ferait écho « Noms de pays. Le pays » ; un système dans lequel abondent les descriptions de la mer et de ses reflets dans les vitrines des bibliothèques.
L’eau est partout. Si la chambre de Marcel est comme une piscine, la salle à manger du Grand Hôtel est « emplie de soleil vert comme l’eau d’une piscine » où les dîneurs ont « une vie aussi extraordinaire que celle de poissons et de mollusques étranges ». Un poisson plus vaste qu’il n’y parait ; or, vaste caractérise des espaces nus, il annonce le mot « cathédrale », qui est une vaste nef, le principe qui pourrait présider à la composition de La Recherche tout entière.
Pour définir son travail, Proust disait considérer quelque image qui avait retenu son attention, quelque objet, avant de découvrir un système de pensée qu’ils exprimeraient, à la manière de hiéroglyphes. Derrière l’image du poisson bouilli, la composition en cathédrale de l’œuvre. Et ce en quoi Proust devient le géant de la littérature qu’il est, c’est en transférant le rôle signifiant jusque-là dévolu à l’action à la description elle-même.
« L’absente de tout bouquet » (1982)
Claude Simon avance qu’il n’existe pas en art ce que l’on pourrait appeler progrès et que les seuls termes qu’il convienne d’employer sont ceux de différences et d’évolutions. De sorte que les diverses inventions théoriques ont surtout joué un rôle d’excitant, de stimulus pour ceux qui en ont été les auteurs. L’écrivain retrace rapidement une suite de périodes distinctes en peinture et en sculpture : au commencement, la fabrication d’objets plus ou moins magiques incarnant des dieux, des ancêtres, des forces de la nature ; puis celle d’objets étroitement liés aux religions, auxquels succède une période où l’anecdote ne constitue plus que le prétexte à l’œuvre.
Ensuite, l’anecdote est complètement abandonnée, même si l’attention du spectateur est encore attirée sur le modèle. Notre période est celle où les œuvres portent simplement pour titre les mots Peinture, Sculpture ou des titres parallèles à l’œuvre elle-même. Le récit suit avec retard ces évolutions. D’abord conte, fable ou apologue, il propose longtemps des images édifiantes ayant pour but de délivrer un enseignement ou une morale. L’action constitue le ressort essentiel du récit. Puis, le roman s’est étoffé de descriptions chargées d’accréditer la fable et la langue est devenue productrice de sens multiples.
Néanmoins, l’artiste est avant tout soucieux de son art auquel les croyances, la foi ne servent que d’alibis. L’œuvre est détournée de sa spécificité propre pour être présentée comme une représentation fidèle du monde « réel », étant entendu que seul l’artiste donne forme à ce qui échappe à la perception commune. L’illusion d’une totalité a longtemps été donnée par le peintre ou le romancier sans qu’on s’aperçoive qu’en fait ils ont procédé à une sélection puis à un assemblage ; leurs œuvres sont constituées d’un montage de fragments, comme pour Mallarmé, une fleur évoquait « l’absente de tous bouquets ».
A l’axiome selon lequel l’écrivain ou le peintre représentent le monde et les choses, on lui en substitue un autre qui dit que les deux représentent leur émotion, inséparable du matériau qu’ils travaillent et qui les travaille.
Ecrire (1989)
Lorsque le quotidien Libération a demandé à un certain nombre d’écrivains pourquoi ils écrivent –Samuel Beckett avait répondu Bon qu’à ça ! –, Claude Simon n’a pas nié qu’existe le désir d’être reconnu par la société, afin d’y justifier sa place mais la motivation la plus profonde est de justifier sa propre existence devant soi-même par un « faire ». Pas le « Cogito ergo sum » de Descartes, mais un « Je fais (je produis), donc je suis ». Tout homme répond à ce besoin élémentaire, en faisant venir une récolte, en faisant des affaires, en faisant construire un pont, des machines, en faisant de la recherche, etc.
Claude Simon combat l’idée sacralisée d’une quelconque « entrée en littérature », comme celle de l’écrivain en ermite, toutes conceptions plus proches du religieux que de la vie de celui qui s’attelle à l’écriture. Il raconte sa jeunesse oisive, la mort de ses parents, l’héritage de terres dont le revenu lui permet de voyager et de se constituer, chemin faisant, une culture d’autodidacte, dans la compagnie de Dostoïevski, Tchékhov, Conrad, Proust, Joyce, Kafka et Faulkner. Pour compléter cette formation, viendront la guerre où son régiment a été froidement sacrifié à l’avance par les états-majors, expérience centrale de plusieurs de ses romans, puis la captivité, la faim, le dénuement physique et une longue maladie qui le condamne à rester plusieurs mois allongé dans un lit.
La deuxième question qui se pose aussitôt est « Qu’est-ce qu’écrire ? ». Pour Claude Simon, écrire c’est travailler dans et par la langue, à fabriquer des objets qui n’existent pas dans le monde dit réel mais qui sont en rapport avec lui, car écrire, c’est lier. Il écarte le roman traditionnel qui met en scène des personnages faits d’un bloc, soumis à une loi de causalité forte quand ce n’est pas à une morale, pour expulser la fable dont le texte est porteur, en faveur de ce texte lui-même.
Ecrire, pour Claude Simon, c’est seulement chercher par et dans la langue qui le constitue en tant qu’être parlant et pensant, comment s’associent les éléments apparemment dispersés de ce magma d’émotions, de sensations et de souvenirs qui le constituent en tant qu’être sensible.
Littérature et mémoire (1993)
Claude Simon se demande en 1993 à quelle échelle fonctionne la mémoire en littérature. Prenant pour exemple ce qui se passe pour le peintre, il note que, même dans des temps très brefs, un jeu d’aller-retour construit l’image sur la toile par des mémorations entre la perception du modèle et l’élaboration de l’œuvre. De manière similaire, Proust affirme avoir « fabriqué » Albertine entre les corps des jeunes filles qu’il observait. Que se passe-t-il donc dans l’esprit de celui qui écrit ? Lisant des remarques de Stendhal en train d’écrire La Vie de Henry Brulard, Claude Simon est frappé qu’une gravure représentant un événement a pris la place de la réalité ; dans un premier temps, l’écrivain a substitué, de façon plus ou moins consciente, une représentation à un événement et, dans un second temps, il a réduit cette seconde « réalité » à quelques-uns de ses éléments seulement pour qu’ils représentent le tout.
Celui qui écrit se trouve ainsi encombré dans sa perception d’une multitude de « traductions » venues l’habiter au long de sa vie – les Ecritures Saintes, les tableaux représentant leurs épisodes, les textes latins ou autres, des raisonnements mathématiques, etc. Le monde perçu par l’écrivain est un monde disloqué, fait de fragments, dont les Cubistes ont donné une image fidèle. Ainsi, en lisant le récit de la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme, on perçoit, malgré les poncifs et les clichés, les chaos de la route et les mouvements de corps du cavalier novice balloté en tous sens sur sa selle au pas déhanché de sa monture engagée dans un chemin difficile.
Pour témoigner de la manière dont la vie entre dans le récit, l’écrivain confie comment il s’est trouvé en difficulté, pendant l’écriture de L’Acacia, en essayant de raconter l’épisode de la colonne de réfugiés que croisent les cavaliers de son escadron. Il a commencé à décrire l’une des charrettes sur lesquelles s’entassaient de pauvres choses que les malheureux avaient pu emporter de chez eux, mais les mots lourds s’accumulaient et il ne savait plus comment terminer la phrase. Il lui fallait pourtant finir ce mouvement de pyramide élevée qui devait s’achever par quelque chose d’aérien, de léger. A la fin, il a trouvé le mot et l’objet : bicyclette, bien qu’il ne puisse affirmer en avoir vu une. Aucun objet particulier n’était resté dans sa mémoire mais le mot s’est imposé, qui rend cette description parfaitement véridique.
Brigitte Riera – octobre 2021
L’œuvre de Claude Simon est disponible aux Editions de Minuit et dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.