Rareté des pluies, absence de réserves conséquentes, cours d’eau en voie d’assèchement accéléré contribuent sans doute à une situation de pénurie que l’été, en Europe, EEUU, en Australie, va très probablement amplifier. La sècheresse, dernière en date des catastrophes planétaires, présente ainsi tous les signes d’un phénomène naturel, causé par de lourds facteurs écologiques et météorologiques. On sait cependant que la surexploitation domestique, commerciale et industrielle de cette ressource précieuse qu’est l’eau joue un rôle déterminant dans la pénurie actuelle. On sait également que cette pénurie n’en est pas forcément une pour toutes les classes sociales. Le manque d’eau génère des profits pharamineux, n’empêche nullement le renouvellement régulier des piscines, accroit la consommation d’eaux en bouteilles. D’après Internet, il y a sécheresse dite absolue en France au bout de 15 jours consécutifs sans pluie ; aux Etats-Unis, au bout de 21 jours et 30% de précipitations en moins ; en Australie, avec moins de 10% de la moyenne annuelle ; en Inde, avec des précipitations annuelles inférieures de 75% aux normales saisonnières. Autant de démarcations socio-culturelles à propos d’un événement qui, réputé naturel, identique partout, est cependant loin d’entrainer les mêmes effets, les mêmes dégâts, les mêmes bénéfices.
L’appellation « phénomène naturel » a de quoi susciter quelques bémols. Ni son usage ni sa portée ne vont de soi. Idem pour le contraire, d’ailleurs. Il ne s’agit pas d’un phénomène exclusivement naturel ni uniquement socio-culturel non plus. Mais comment identifier la part de chacune de ces deux dimensions, toutes deux également incontournables ? S’agit-il de parts, de morceaux, de parcelles, en fait ? Question décisive dont dépend le diagnostic qu’on peut proposer et les éventuels palliatifs qu’on peut envisager. Au-delà de l’eau, d’autres phénomènes induisent des interrogations semblables…
Risquons une explication à ce propos. Explication obligatoirement dialectique car, à défaut, on se laisse abuser par la recherche de la Cause Première, celle qui – complètement omni-naturelle ou radicalement omni-culturelle – serait à l’origine passablement mystique de tout, sans pour autant rien expliquer précisément.
Première ponctuation : existent bien des rythmes, des contraintes, des facilités, des phénomènes naturels. Mais la nature n’est pas la même selon les terrains, les espèces végétales et animales, ni non plus sans les ressources (notamment techniques) disponibles, les conditions d’utilisation, l’aménagement des territoires, la répartition des bénéfices et des contraintes. D’emblée, les phénomènes naturels se trouvent inclus dans des agencements socio-historiques qui tantôt les provoquent, tantôt subissent ses manifestations, tantôt pallient certains de leurs effets. C’est pourquoi l’assèchement des voies d’eau a des causes naturelles et des traitements technico-socio-politiques.
La surdétermination est de mise. Il faut tenir compte des figures multiples, des combinaisons contrastées. Il n’y a pas une modalité seule et unique des rapports nature-culture.
Il n’y en a pas non plus en sens inverse. La dimension socio-historique et culturelle, si elle peut aller très loin dans ses inventions au point de faire reculer des limites imposées par la nature, bute néanmoins, inlassablement, sur de nouvelles contraintes, sur des émergences et des disparitions inespérées, sur des phénomènes naturels dont il lui faut tenir compte. Les rapports culture-nature sont permanents, surdéterminés, autant que leurs désajustements, l’impossible coïncidence de leurs logiques respectives. Comme l’écrivait l’anthropologue Claude Meillassoux, « la parturition est un phénomène naturel, l’accouchement est une réalité culturelle ». Il n’y a pas lieu de choisir l’un ou l’autre – il faut et il suffit de dire de quoi on traite précisément.
C’est cette dialectique qu’il convient de diagnostiquer. Ce sont les disparités « nature et/ou culture », la prédominance relative de l’une ou de l’autre qu’il faut considérer. Ce sont ces épisodes surdéterminés qu’il faut traiter. Eviter à tout prix d’isoler ces deux paramètres – non pas deux mondes mais juste deux registres – finalement inséparables.
Seconde ponctuation : ce serait probablement moins équivoque de se référer, non pas aux phénomènes naturels, mais aux données naturelles. Données incontournables, indépendantes de toute construction culturelle mais, pour devenir des événements, pour installer un avant et un après, encore faut-il qu’elles s’inscrivent dans une culture, marquent une civilisation, soient apprivoisées dans une société, taraudent inégalement des individus et des collectifs selon leurs positions sociales, recours financiers, capital culturel…
La nature existe sans la culture mais pas sans les significations et la portée que celle-ci lui accorde. La culture n’a pas besoin de la nature pour créer, inventer, imaginer, mais en dépend absolument pour asseoir ses créations et matérialiser ses inventions.
Certes, cette dialectique est bien loin de clore le problème, les problèmes. Mais elle permet de ne pas substantialiser La Nature et La Culture, de ne pas les imaginer comme des entités compactes et sans hiatus. Quelques mythologies pourraient ainsi être dépassées.
Saül Karsz – juin 2023