Au premier plan, Dieudonné M’bala M’bala, humoriste qui par des opérations probablement frauduleuses cumule une fortune à l’étranger grâce à des spectacles où des ironies douteuses sur la Shoa côtoient toutes sortes de grivoiseries, antisémitismes et autres misogynies. Levée générale de boucliers, dénonciations dans la presse écrite, à la radio et à la TV, spectacles interdits, enquêtes policières et fiscales : une manière d’union sacrée se met en place. Levée de boucliers pas entièrement générale, en réalité : hormis le silence assourdissant de la presse d’extrême droite qui y repère sans doute un allié, le fait est que les spectacles du dit humoriste rencontrent un public nombreux, qui s’y reconnait et en redemande. Tel est le phénomène social qu’il faut tenter d’expliquer : humoriste + union sacrée + popularité relative.
Confirmant la phrase de Pierre Desproges qui disait : « on peut rire de tout mais pas avec tout le monde », Le Figaro remarque qu’ « il y a quelque chose de pourri au royaume des comiques ». Le Conseil d’Etat se doit d’interdire des spectacles de Dieudonné M’bala M’bala (que celui-ci relooke et remet néanmoins en scène). Il est ainsi contraint de restreindre la liberté d’expression – remarquent également Le Monde et Libération. Mais, remarquons-nous à notre tour, ce n’est pas pour autant que la dite liberté eût été jusque-là illimitée et sans frontières ! La liberté est par définition restreinte, forte pour certains courants, intérêts, perspectives, étroite voire nulle pour d’autres. Toujours assujettie à des limites, notamment idéologiques et économiques. Nécessairement enserrée dans l’histoire sociale, la liberté historiquement réelle se trouve, par définition, politiquement surdéterminée. Telle est une des clés de l’événement auquel Dieudonné M’bala M’bala prête son nom !
En effet, fait partie de cet événement l’éclosion de ce qu’on appellera la bonne conscience républicaine. Eclosion bon enfant car on dénonce le fait que, sous prétexte d’humour, des idéologies et des partis-pris politiques sont véhiculés. On fait grief à cet humoriste de briser la frontière supposée isoler le divertissement, d’une part, des enjeux idéologiques et politiques, d’autre part. On lui demande de choisir entre badinerie de saltimbanque et engagement de militant. Choix impossible ! Car tout acteur joue sur les deux tableaux à la fois. Tout humour plaisante sur certaines situations et sur certains personnages, selon un certain style, selon certains objectifs – et en évite plus ou moins délibérément d’autres. L’humour est un des espaces particuliers de réalisation des engagements idéologiques et politiques – ni au-dessus ni au-dessous, jamais neutre. Peu de choses sont plus sérieuses que l’humour !
Serait-ce là ce qui pourrit au royaume des comiques ? Apparemment, on n’y prend pas assez en compte une certaine bienséance, des règles de l’esthétique dominante, des censures et des audaces politiquement correctes. La fortune exportée à l’étranger par le personnage incriminé alourdit le cas sans cependant le déterminer : pareil détournement n’est en rien exclusif de cet humoriste. « Humoriste » et « spectacle » entre guillemets, écrivent ces journaux. Peut-être pour souligner que ce n’est ni un vrai humoriste, son humour étant partisan, démagogique, finalement peu divertissant, ni un vrai spectacle, puisque celui-ci cherche à convaincre les participants que certaines options sont définitivement justes et d’autres définitivement erronées.
Bref, que cet humoriste avec ou sans guillemets défende des postures effectivement scandaleuses devrait nous interroger à la fois sur la nature du scandale dénoncé, sur ceux qu’il scandalise et sur ce qu’il désacralise.
Saül Karsz – février 2014