L’œuvre en français de Samuel Beckett est publiée aux Éditions de Minuit.
L’amour de Beckett pour les mots n’est pas à démontrer : « j’ai l’amour des mots, les mots ont été mes seules amours, quelques-uns », dit le narrateur D’un ouvrage abandonné (p.27), alors que Watt, le héros du roman éponyme « s’était fait un oreiller de vieux mots, pour sa tête » (Watt, p.120) au point de ne plus savoir que penser d’eux, à force de penser à ceux qu’il lui arrivait d’entendre dans son crâne. Certains mots, plus chéris que d’autres, sont repris avec délectation, -narthex, stage, soulas par exemple-, tel Krapp dans La dernière Bande cherchant le mot viduité dans le dictionnaire puis dégustant le mot bobine (p.28). Beckett écrit dans Premier amour : « J’ai beaucoup aimé, enfin assez aimé, pendant assez longtemps, les mots vase de nuit, ils me faisaient penser à Racine, ou à Baudelaire, je ne sais plus lequel, aux deux peut-être, oui, je regrette, j’avais de la lecture, et par eux j’arrivais là où le verbe s’arrête, on dirait du Dante. » (p.44)
Dans le flot ininterrompu de mots et de larmes se glisse cependant un écart entre les mots, là où Beckett, qui a écrit toute son œuvre en anglais et en français, voit le langage excéder la réalité et y forer des trous, dit-il. Le langage devient un matériau à travailler comme un autre, à observer à distance, entre deux langues : « La colère me poussait quelquefois à de légers écarts de langage. Je ne pouvais les regretter. Il me semblait que tout langage est un écart de langage. » (Molloy, p.158). Le narrateur renonce à chercher un langage à sa mesure ; traversé par les mots, il en devient plutôt le murmure, un « fouillis de silences » (Textes pour rien, p.158).
Chez Beckett, une voix est omniprésente de bout en bout. Elle tisse des chemins énonciatifs renouvelés et réinventés pour chaque livre. Parcourons cette voix à l’œuvre durant un demi-siècle.
Dans Murphy, le héros baroque est aux prises avec l’éternelle tautologie d’une existence qui se réduit souvent à un calembour malgré la fraîcheur de Célia et la sagesse de Neary. Ses cendres sont malencontreusement jetées sur le plancher d’un bar où elles rejoignent les immondices. L’ombre de Joyce dont Beckett a été le secrétaire plane encore sur son écriture. Ce roman des années 40 clôt le cycle des œuvres sur Proust, sur les frères van Velde, Le monde et le pantalon, Eleutheria et Bande et Sarabande.
Watt, roman de la répétition mécanique, des listes et des combinaisons, témoigne de l’expérience de travailleur de Beckett à l’asile psychiatrique de Saint-Lô, sur la côte normande, où l’écrivain pratique le renseignement pour la Résistance, dans la France occupée qu’il préfère à l’Irlande libre. L’intrigue traîne entre une arrivée et un départ de la gare locale par ce « tuyau d’égout » que se sent être Watt. La voix oscille entre dérision et combinaisons.
La nouvelle L’Expulsé fait le récit d’un homme, expulsé physiquement d’une maison et de son périple en fiacre, qui va à la rencontre du soleil, du monde des vivants à celui des morts. Dans Le Calmant, un homme, après une mort, revivant ou vivant encore, a besoin d’un calmant pour vivre. A sa sortie d’une institution, l’homme de La Fin passe d’un logis à un autre, jusqu’à sa dernière demeure. La déchéance physique l’accompagne dans quatre lieux : le sous-sol d’une maison, une caverne au bord de la mer, une baraque abandonnée et un canot où l’homme s’allonge puis se noie. L’errance, le désespoir, le passage du berceau au tombeau (womb/tomb en anglais) marquent les récits de ces années de jeunesse.
Premier amour s’ouvre sur la mort du père. Le narrateur est chassé de chez lui à cette occasion et fait la douloureuse expérience d’un premier amour. Mercier et Camier retrace le voyage de Mercier et Camier par un narrateur à la position ambiguë, volontairement hésitant. L’indécidabilité du narrateur chez Beckett sera l’un des plus puissants ressorts de sa prose. Avec Molloy, premier texte de l’Après-Guerre (1947), une cassure a opéré, l’influence du travail d’analyse entrepris par Beckett à Londres avec Bion a peut-être donné au récit sa faconde inhabituelle. La littérature peut affirmer une chose et son contraire : c’est la fin de la rhétorique traditionnelle chez l’écrivain.
Malone meurt est plus incertain, comme si Beckett avait du mal à abandonner le « normal supérieur » dont parle Didier Anzieu. Un narrateur cherche à s’attraper, à se saisir lui-même et faire en sorte cependant que sa position tienne. Cette parturition douloureuse aboutit à L’Innommable, livre puissant, acmé d’une partie de l’œuvre et pourtant, à certains égards, un livre raté. Le narrateur est en lutte pour ne pas dire je à des ils menaçants qui le cernent : le monde, la vie, la conformité le somment de venir à être, à naître pour en mourir. Lui refuse. Successivement Mahood puis Worm rampant (« ver de terre » en anglais), une voix, un œil, il assiste à sa réduction, aux forceps, à ce je que la voix refusait. La force de la voix, son désarroi, en écho aux souffrances de la guerre, font connaître Beckett à un public plus large.
Puis vint En attendant Godot, pièce la plus jouée au monde, écrite entre deux manuscrits, en deux actes, pour deux couples de personnages, pièce dont la dimension religieuse sera accentuée dans sa réécriture en allemand. Les treize Textes pour rien reprennent le propos de textes précédents et constituent la meilleure introduction à la thématique beckettienne. Tous ceux qui tombent, pièce radiophonique, donne voix à la misère humaine. Madame Rooney attend son mari aveugle à la gare ; le couple se retrouve. Un accident sur la voie clôt la pièce. Actes sans paroles I marque le début des pièces sans paroles où la répétition mécanique ne prend son sens que jouée. Trois ans plus tard, Actes sans paroles II sera un mime également. Le théâtre ouvre l’écriture au langage sans paroles.
La réussite D’un ouvrage abandonné est précisément d’avoir su abandonner l’ouvrage, pas comme L’Innommable qui se dit avec fureur et se venge jusqu’au bout. La voix, après cela, veut se retirer de tout le bruit de L’Innommable et du Prix Nobel en 1969, dans une plus sobre et plus juste tentative nouvelle de se dire qui rend le texte attachant. Fin de partie, pièce importante pour Beckett, propose encore un duo de maître et de serviteur, interchangeables et complémentaires, montrant les mêmes difficultés que Vladimir et Estragon dans En attendant Godot à remplir le temps.
La dernière Bande a marqué la reprise de l’écriture des textes antérieurs puisqu’il s’agit de l’écoute, par le vieux Krapp, de l’enregistrement de sa vie passée. Le retour de l’œuvre sur elle-même et sur le temps qui passe n’a jamais pris jusque-là une tournure aussi pathétique. Cendres est un effort pour faire revenir l’image du père, vieux, implorant un ami médecin d’abréger ses souffrances. La pièce se déroule entre l’apparition et la disparition de l’image si magistralement caractérisées par Gilles Deleuze dans L’Épuisé. La fulgurante beauté d’une apparition est le sujet de L’Image, à la syntaxe désarticulée. Les pièces radiophoniques Paroles et musiques, Esquisse radiophonique relèvent de la même forme. De l’informe des paroles désincarnées naît une forme apprivoisée où la figure apparaît dans des refrains et des substitutions de mots, d’images.
Fragments de théâtre I et II et Pochade radiophonique adoptent le ton tragique de Godot. Du « berceau au tombeau », la référence au Christ et à la Passion reste omniprésente, dans un décor théâtral épuré de ses personnages seulement désignés par A, B et C. Au milieu d’un décor de déréliction dans Oh les beaux jours, l’immobilité forcée de Winnie contrastent avec le rythme saccadé des répliques. Cette pièce étrange qui dénigre « le vieux style » est contemporaine du roman Comment c’est, un retour à une forme longue. Ce texte entièrement compact fractionné sur demande de l’éditeur, sans majuscules ni ponctuation, ne peut être entendu qu’à voix haute. Le murmure y joue un rôle capital. La voix beckettienne gagne en ténacité dans les pièces qui suivent ; Cascando, Comédie construite sur des reprises comme Va-et-vient sur des permutations à trois voix. Film, tourné avec Buster Keaton, met en scène la double perception de soi par soi-même et par l’autre. La rotonde d’Imagination morte imaginez annonce le cylindre du Dépeupleur, étonnante parabole de corps agglutinés qui ne se rencontrent jamais.
Dans Dis Joe, une seule voix off, cruelle et terrifiante, une voix intérieure, s’adresse à un acteur seul à l’écran. Assez, construit en forme d’éloge émouvant, semble conter l’histoire véritable de Clov et Hamm, les personnages de Fin de partie, sur le rythme de la marche. Bing renoue avec le phrasé asyntaxique, les longues énumérations et les retours cycliques autour du corps d’un suppliant, sorte de récit halluciné qui tourne le dos à un sens immédiat mais s’adresse directement aux sens. Souffle ne comporte que des indications scéniques ; l’intermède est une syncope, cinq secondes entre deux inspiration et expiration, la figure d’un suspens. Sans reprend la forme de Bing avec des litanies répétitives autour du gris, des cendres, des traces immobiles dans une lente progression immuable. L’écriture semble happée par l’abstraction que Beckett appréciait en peinture.
Le même flot irrépressible reprend la lutte du narrateur par la bouche de Pas moi, unique personnage à la voix mécanique, qui lâche des bribes de paroles dans la tentative de s’adresser à un auditeur seul. Dans Pour finir encore, deux récits asyntaxiques de 1975 encadrent des récits plus classiques des années 60, à la thématique connue mais aux rapprochements formels inédits : évocation poétique, reprise, phrase longue, tremblement et oscillation de l’image se côtoient. Pas met en scène un va-et-vient entre mère et fille, Berceuse la ritournelle d’une voix enregistrée, Cette fois tisse les trois histoires de trois voix, celle de l’enfance, du couple et de l’abandon.
La lente progression vers la mort, l’amenuisement des êtres chers, de la lumière, vers la solitude, le ressassement du récitant constituent Solo. Les textes de l’Impromptu d’Ohio, Pas moi, Cette fois et Solo reprennent la problématique de l’entendeur et du lecteur, puis celle d’une catastrophe, qui sera le titre de la pièce écrite pour Vaclav Havel en 1982.
Mal vu mal dit propose le récit tendu du souvenir et le désir d’en finir avec lui, avec le langage également. Dans la pièce Compagnie, l’alternance de l’ombre et de la lumière pour évoquer le souvenir et le présent, traite la question de façon moins abrupte. La compagnie de la voix s’avère un recours encore possible pour le narrateur. Immense succès dans son adaptation théâtrale, le texte donne à entendre un Beckett vieillissant adouci, rejoint par la tendresse envers les personnages de sa propre vie.
Les pièces pour la télévision, montées par Beckett à Stuttgart, s’approchent du ballet contemporain (Quad), de l’épuisement de l’espace sonore et musical (Trio du Fantôme), de l’apparition de l’image (…Que nuages…), la parole y ayant disparu au profit de la musique (Nacht und Traüme sur un lied de Schubert). La gestuelle s’y déploie avant de se défaire en sens inverse ou de se répéter dans la même succession d’images, de phrases lorsqu’il en reste (Quoi où).
Cap au pire, traduit par Edith Fournier après la mort de Beckett, en décembre 1989, appréhende à nouveau le langage et dédit toute autre forme de répétition que le ressassement. Dans Soubresauts, aux longues phrases dévidées d’une grande partie du sens, nous retrouvons des textes antérieurs à 1986 à la composition rigoureuse, mathématique presque.
Après l’errance et la souffrance, la voix est ainsi le centre des préoccupations du narrateur beckettien. Les fils qu’elle tisse relèvent d’une instance sonore ou silencieuse. Dans le premier groupe d’œuvres, on trouve parmi les moyens d’expression de la voix des duos, dans les romans ou au théâtre, à la radio, dans un enregistrement, un murmure, une voix détimbrée en voix off, ou des musiques lorsque les mots disparaissent. Dans le second groupe de substituts de la voix viennent le mime, le ballet, l’image, l’absence de syntaxe, les espaces (va-et-vient, cylindres, éclairages) et la référence à la Passion, en ce qu’elle se passe de mots pour de nombreux auditeurs.
Morte aux myriades de voix de la rue, la voix du narrateur a du mal à se dégager du brouillage indifférencié des multiples instances de la parole : pour le seul Innommable, le coucou dans son horloge, le hibou baudelairien, le singe harnaché pour la vivisection, Mahood dans sa jarre, Worm, le colosse de Memnon. Quelque chose passe à travers la bouche des personnages de théâtre, qu’ils essaient tant bien que mal de prendre en charge. Un complément obligé de la voix beckettienne est le souffle qui représente à maintes reprises l’écart vital. A chaque nouveau soir, il faut son rai de ciel clair, à chaque ombre sa lueur de jour, à chaque fenêtre un homme qui attend : l’interstice, la faille ou le filet de voix mourante incarne moins une fin ou un épuisement comme on l’a souvent lu à propos de Beckett, qu’un entre-deux salvateur qui rend possible le retour au même ou sur soi, une preuve pour cette voix qu’elle est encore en vie.
Parmi l’œuvre, on a donc pu distinguer les textes porte-voix et les sans-voix qui ont répondu avec ou sans les mots à l’infini de la parole. Si Beckett impulse un processus ou une méthode de lecture de l’œuvre, son pouvoir se limite cependant où commence le pas de l’autre. Ou bien où il ne commence pas ; il ne tient qu’au lecteur de continuer et de la lire, au sens plein du mot.
« Penser, quand on n’est plus jeune, quand on n’est pas encore vieux, qu’on n’est plus jeune, qu’on n’est pas encore vieux, ce n’est peut-être pas rien. Faire une pause, vers la fin de sa journée de trois heures, et considérer : l’aise toujours plus sombre, la peine toujours plus claire ; le plaisir là encore parce qu’il fut, la douleur déjà là parce qu’elle sera ; l’acte joyeux devenu volontaire, en attendant de se faire acharné ; le halètement, le tremblement, vers l’être révolu, devant l’être à venir ; et le vrai qui ne l’est plus, et le faux qui ne l’est pas encore. Et décider de ne pas sourire après tout, assis à l’ombre à écouter les cigales, à réclamer la nuit, à réclamer le matin, à écouter le murmure, Non, ce n’est pas le cœur, non, ce n’est pas le foie, non, ce n’est pas la prostate, c’est musculaire, c’est nerveux. Puis la rage s’achève, ou elle continue, et l’on est au fond du trou, au-delà du désir du désir, de l’horreur de l’horreur, au fin fond du trou, au pied de toutes les pentes enfin, des chemins qui montent, des chemins qui descendent, et libre, libre enfin, pour un instant libre enfin, rien enfin. » (Watt, p.209)
Lecture par Brigitte Riera – juin 2021