Il y a quelques temps, j’assistais à une discussion entre référentes éducatives au sujet d’un enfant placé dans une famille d’accueil ayant un train de vie très au-dessus de la moyenne, la nôtre. Les collègues s’émerveillaient devant la richesse affichée de cette famille d’accueil.
L’une d’elle dit : « Pour les enfants (placés) ce n’est pas une bonne chose. Il y a une telle différence avec leur propre famille ! Ça leur donne des envies qui ne sont pas accessibles chez eux. Il vaudrait mieux qu’il n’y ait pas autant de différence ».
J’entends ce raisonnement depuis au moins 20 ans fréquemment véhiculé par des professionnels du placement. Alors, interloquée de l’entendre encore, je me suis surprise à faire une suggestion : « Ça peut aussi être moteur pour les enfants placés de changer de classe sociale… ». Lire la suite
Il y a eu un blanc dans l’assemblée, charitablement rompu par une considération psycho-morale : « oui, mais en attendant pour les enfants c’est très violent ».
Mais, n’est-ce pas la société elle-même qui est violente particulièrement pour les enfants des pauvres, privés de pratiquement tout ? N’est-ce pas de cela que nous devrions nous offusquer en premier lieu ? Et, par ailleurs, selon quel principe pseudo-éducatif la Protection de l’Enfance devrait « protéger » les enfants des pauvres de la confrontation avec la réalité sociale et de la différence de classes ? Parce que la violence subie serait potentiellement dangereuse pour l’ordre social ? Parce qu’existeraient en tapinois, la crainte de la délinquance pour les garçons et celle de la prostitution pour les filles (vers lesquels pourraient verser « naturellement » les enfants des pauvres ? Enfin, cette violence concerne-t-elle uniquement les enfants ? Leurs parents sont également en jeu dans cette affaire. Et, en dernier ressort, les travailleurs sociaux aussi… Sans doute.
La persistance de ce cliché amène à questionner les différences et oppositions des classes comme sujet tabou en protection de l’enfance. Il apparaît que, du point de vue de certains professionnels, il serait préférable – sous-entendu plus éducatif – de priver les enfants de découvertes culturelles, les priver peut-être de l’émerveillement du beau, du plaisir, du confort et de loisirs plus élitistes afin de leur épargner cette réalité. Car l’évitement de ces plaisirs et ces joies semble partir de « bonnes intentions ». Il s’agit d’éviter la comparaison à un milieu social privilégié car les enfants dans cette situation seraient susceptibles d’éprouver par le choc des différences sociales et économiques. L’envie, l’un des sept péchés capitaux de Saint-Thomas d’Aquin, risque de surgir chez ses enfants et par suite, éventuellement, l’amertume d’un mode de vie inaccessible. Or, ces ressentis d’envie et d’amertume seraient jugés nocifs. Plutôt que d’admettre cette réalité sociale et les émotions qu’elle peut occasionner, certains professionnels pensent préférable d’épargner aux enfants le ressentiment de la différence de classes entre leurs parents et leur famille d’accueil. Ainsi, ce ressentiment émergerait, et serait nourri, de l’effraction du constat d’inégalités sociales consécutive au placement. Cela serait vécu comme dangereux car potentiellement générateur de violences contre soi-même ou tournée vers les autres. Violence potentiellement contagieuse de surcroît…
Par conséquent, la Protection de l’Enfance pourrait parfois porter, contre son gré, la responsabilité de l’émergence, chez les enfants placés, de la lutte des classes dans cette articulation familles naturelles et d’accueil. Si les travailleurs sociaux ne prennent pas conscience de ces enjeux, ils ne peuvent pas aider à les verbaliser ni permettre l’expression des émotions qui découlent de cette confrontation. Ils ne peuvent alors qu’endosser la responsabilité de cette « violence » par déni en évacuant du débat les enjeux sociaux et l’émergence de l’éprouvé de ces différences de classe. C’est donc dans ce déni que le tabou s’installe.
Discerner ce que ce tabou des inégalités engendre libérerait les discours et les actions des professionnels dans leurs interventions. Verbaliser aux enfants ces inégalités n’est pas forcément remuer le couteau dans la plaie. Cela peut aussi être les accompagner dans leur cheminement, leur permettre de transformer leur destinée sociale peut-être. Ils pourraient aussi, de manière plus éclairée, autant que faire se peut, choisir leur propre réponse à cette différence si elle était nommée et reconnue comme représentative d’une réalité à appréhender, à analyser pour soi et dans son lien au monde.
Il me semble qu’avec l’inégalité sociale c’est une part de l’identité sociale qui est tue et même tuée dans ce non-dit des différences. De la sorte, l’identité de ces enfants demeurerait largement circonscrite à leur pauvreté d’origine.
Cette histoire m’a suggéré un exemple inverse : Imaginons un enfant de famille aisé, placé dans une famille d’accueil moins fortunée, est-ce pareillement déploré ? Est-il accompagné pour entendre que les différences existent ? Pour s’enrichir d’elles ? Mais, bien entendu, ce contre-exemple imaginé fait immédiatement émerger que ce sont en très grande majorité les enfants des plus pauvres qui sont placés… Finalement la question de la lutte des classes est, en première instance, tapie derrière la réalité de la protection de l’enfance.
La question en jeu dans la rencontre avec l’assistant(e) social(e) c’est le plus souvent la pauvreté. Et, par le fait, cette rencontre a lieu généralement sous le signe de l’inégalité sociale entre usagers et assistante sociale. C’est une scission qui n’est pas dite. Comme si le dire relevait d’une grossièreté, une indélicatesse. Mais il est peut-être utile de comprendre que professionnels et usagers ne sont pas assignés à faire sécession lorsqu’ils sortent de ce tabou. Accompagner l’autre dans ses aspirations sociales et familiales exige sans doute d’aborder plus ouvertement la question du vécu de ces inégalités car désirer un changement c’est aussi se projeter dans une autre condition sociale. Bien entendu, la classe supérieure à la sienne est le plus souvent enviable financièrement et symboliquement. Mais, pour la projection qu’elle suppose, il est utile qu’elle soit imaginairement accessible et qu’elle ne soit pas non plus ressentie comme une trahison de son identité.
Peut-être prenons-nous cet imaginaire comme allant de soi d’où, parfois, les résistances chez l’usager. Il me semble que nous œuvrons de bonne foi à permettre et encourager un changement dit constructif chez les personnes que nous accueillons. Mais nous laissons de côté cette part essentielle de l’accompagnement en faisant abstraction de la verbalisation des inégalités.
Alexandrine LAIZEAU – février 2021