You are currently viewing Fiches de lecture en rapport avec la thématique du handicap (Journées 2016)

Jean-Louis Fournier : Où on va papa ? Hachette, Le Livre de Poche 31708, 2010

Un père parle de ses deux enfants lourdement handicapés, de ses espoirs (vains) et de ses désillusions (amères). Sous un cynisme apparent – qui lui a valu un procès de la part de la mère de ses deux fils – il livre au lecteur son cheminement auprès de ses « deux gamins cabossés », de ses « deux petits oiseaux ébouriffés ». Il parle aussi du mal qu’il a à les reconnaitre comme les siens, cela pouvant passer pour de l’indécence pour certains. [Quand je parle de mes enfants, je dis qu’ils ne sont pas comme les autres. Ça laisse planer un doute. Einstein, Mozart, Michel-Ange n’étaient pas comme les autres.]

L’amertume mais aussi l’humour – les blagues faites à la nounou qui garde ses fils – et la dérision quant à sa situation de père et tuteur jalonnent le livre [Thomas a 18 ans. Il a grandi, il a de la peine à se tenir debout, le corset ne suffit plus, il a besoin d’un tuteur. J’ai été choisi.]

L’émotion parcourt tout l’ouvrage. Ce qui peut paraitre comme une chose amusante pour tout parent d’enfant valide est ici enrobé de l’illusion / désillusion d’avoir un enfant pas comme les autres. [Récemment, j’ai eu une grande émotion. Mathieu était plongé dans la lecture d’un livre. Je me suis approché, tout ému. Il tenait le livre à l’envers.]

Pour tenir, pour rire de ses misères, il passe quelques compromis avec ses rêves et projets de parent [… Si vous aviez été comme les autres, j’aurais peut-être eu moins peur de l’avenir. Mais si vous aviez été comme les autres, vous auriez été comme tout le monde. Peut-être que vous n’auriez rien foutu en classe. Vous seriez devenus délinquant. Vous auriez bricolé le pot d’échappement de votre scooter pour faire plus de bruit. Vous auriez été chômeurs. Vous auriez aimé Jean-Michel Jarre. Vous vous seriez mariés avec une conne. Vous auriez divorcé. Et peut-être que vous auriez eu des enfants handicapés. On l’a échappé belle. Pages 101 et 102]

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 Chapeau ! Michèle Rozenfarb Gallimard, Série Noire 2477, 2000

C’est Chloé (débile assez profonde) qui parle. Elle (se) parle aux autres dans sa tête sous ses beaux cheveux frisés et roux clair, avec des yeux verts [parce qu’en plus d’être abimée de naissance, je suis jolie de figure]. Une tête, donc, censée ne pas pouvoir communiquer, réfléchir, penser, élaborer des stratégies. Le mieux qui pouvait lui arriver est qu’Adrien, qui vit dans le même établissement d’accueil qu’elle, meure assassiné. Elle mène l’enquête en se mouvant dans des zigzags aléatoires et dans les déambulations de ses hypothèses.

De temps en temps le Chef, qui a l’aplomb de ne pas se laisser démonter, parle aussi. « On n’a pas les codes, avec Chloé ! ». Il croit parfois comprendre ce que Chloé veut signifier et s’exclame : « A nous de jouer ! ». Il n’a pourtant pas tout compris…

Ce que le lecteur comprend, lui, c’est qu’il est impossible qu’il n’y ait rien ni personne à l’adresse indiquée, qu’aussi compliquée que soit la communication il y a toujours quelqu’un et quelque chose qui cherchent à se dire. De quoi relativiser l’intelligence supposée évidente des uns et la débilité présumée intraitable des autres.

[Parfois la vie, c’est à tuer. On protège nos mômes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on ne fait que ça, les protéger de tout et d’eux-mêmes, les protéger les uns des autres et là où le danger crève les yeux on ne voit rien. Comme s’il était acquis que leur débilité, leurs infirmités les mettaient à l’abri de la malveillance. Pas un instant on n’a songé qu’ils pouvaient être en danger, ne serait-ce que Chloé qui partageait la tente d’Adrien et qui ne cesse de manifester qu’elle sait quelque chose. Page 79]

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 Jonathan Evison : Les fondamentaux de l’aide à la personne revus et corrigés, Monsieur Toussaint Louverture, 2016

Outre son nom, Benjamin Benjamin doit se coltiner un passé douloureusement présent et un avenir opaque. Pour survivre, il exerce l’activité d’auxiliaire de vie qui le nourrit peu mais lui permet de boire de temps en temps pour oublier ce qu’il a à vivre. Il rencontre Trev, myopathe dépendant de son entourage, et sa mère qui l’élève seule et qui a le souci constant, par la mise en place de rituels, de préserver la moindre parcelle de la santé de son enfant et prolonger sa vie sur terre. Trev est facétieux, tient des propos quelque peu libidineux et tente par tous les moyens de conserver les quelques marges de manœuvre dont il dispose.

Tous les deux vont se lancer dans un voyage à la découverte de lieux insolites des Etats-Unis et de leurs désirs. Ils vont faire la connaissance de personnages hauts en couleurs et attachants, bousculés par leurs conditions d’existence.

Cet ouvrage réussit le tour de force de jouer avec les places attribuées aux différents personnages. Le plus handicapé n’est pas celui qu’on croit. A tour de rôle Benjamin, Trev, mais aussi Dot, Elsa, Janet et Bob prennent la place du plus abimé, du moins compétent, du plus largué. De quoi revoir quelques évidences sur le handicap et les handicapés, mais également sur l’amour et l’amitié, la fidélité, la famille et autres grands thèmes contemporains.

[J’ai parfois envie de balancer à Trev ses quatre vérités : t’en as pas marre de faire et refaire les mêmes choses tout le temps ? Les gaufres, la chaîne Météo, le centre commercial et le ciné du jeudi après-midi ? T’as jamais envie de sortir de ton train-train compulsif et de partir comme un winner ? Ou au moins de commander autre chose qu’un steak frites chaque fois qu’on va au resto ? Mais bien sûr je n’en fais rien. Car, malgré mon épuisement moral, je demeure fidèle à mon credo : Professionnel, Respectueux, Objectif. D’après les « Fondamentaux de l’aide à la personne », Trev n’a pas besoin de savoir ce qui [m’] est arrivé… Page 16]

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Mathieu Bellahsen : La santé mentale, vers un bonheur sous contrôle, La Fabrique, 2014

L’auteur fait un réquisitoire, clairement énoncé dans le sous-titre, contre la notion de santé mentale telle qu’elle est utilisée aujourd’hui. Dans la préface, Jean Oury rappelle la phrase de Canguillem : « la santé c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever ».

L’auteur développe ce qu’il met en exergue dans l’introduction : « Ce que l’on définit comme étant de la souffrance au travail, du bonheur, une  santé mentale positive, varie en fonction de l’état du corps social à un instant donné. La santé mentale dans sa forme actuelle est un processus de normalisation visant à transformer le rapport des individus, des groupes et de la société dans le sens d’une adaptation à une économie concurrentielle vécue comme naturelle. »

A partir de là, dénonçant l’idée de la santé mentale comme étant « la capacité d’une personne de s’adapter à une situation à laquelle elle ne peut rien changer», il brosse les étapes de construction de cette catégorie contemporaine : l’hygiène mentale apparue au 19ème siècle, les courants progressistes d’après-guerre représentés par des psychiatres (Tosquelles et Bonnafé) mais aussi des surréalistes (Eluard), des penseurs  (Canguilhem) et des « fous » soucieux de sortir l’assistance psychiatrique de l’asile et ensuite la récupération de l’appellation par les politiques d’austérité des années 80.

Est épinglé le modèle classificatoire impulsé par la Haute Autorité de Santé et repris par l’OMS qui fait de la santé mentale une priorité sanitaire. Les priorités de santé publique sont décidées par les politiques et légitimées par certains courants scientifiques. [La santé publique construit son discours à partir de l’épidémiologie. Elle crée des données chiffrées utilisables par les gouvernants et perçues comme scientifiques et donc incontestables par le grand public]. Pour l’auteur, les discours actuels sur l’autisme sont construits sur ce modèle social, médiatique et politique. [Proposer une nouvelle fiction langagière produit une nouvelle réalité].

C’est en s’inspirant de la langue du management d’une part et celui de la psychologie (contre la psychanalyse) d’autre part que s’est construit le santé-mentalisme, faisant fi de « la dimension tragique inhérente à la condition humaine et de l’ineffable porté par chacun » et que s’est progressivement mis en place un projet de gouvernementalité de la santé mentale positive où l’individu est responsable de ce qui lui arrive et garant de la bonne marche de la société productiviste dans laquelle il évolue.

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