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Cette chronique continue d’explorer les relations entre la vie et l’œuvre d’un écrivain, entre la vie et la littérature de façon générale et particulière. Elle emprunte des bribes de phrases relevées dans les ouvrages cités en référence ci-dessous.

Roland Barthes, La préparation du roman I et II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, Seuil/IMEC, 2003, 479 p.

Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, biographie, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2015, 719 p.

De la vie à l’œuvre

Le 25 février 1980, R. Barthes note dans son agenda « froid, jaune », « levé tard ». L’après-midi, il est renversé par une camionnette rue des Ecoles. Hospitalisé, il n’est plus en relation avec personne et ne fait plus rien pendant un mois. Il meurt le 26 mars 1980 à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

L’année 1977 avait commencé pour lui par une consécration, la leçon inaugurale au Collège de France et s’était achevée par le plus grand déchirement, la mort d’Henriette Barthes, sa mère. Dans le brouillon de la leçon, T. Samoyault nous apprend que Barthes a écrit : « Je crois sincèrement qu’à l’origine de tout enseignement il faut accepter de placer un affect. », qui deviendra dans le cours de 1978 : « …il faut accepter de placer un fantasme, qui peut varier d’année en année ». Et il commence son cours par la phrase de Dante : « Au milieu du chemin de notre vie », le premier vers du chant I de L’Enfer. Dante a 35 ans. Le milieu de la vie n’est pas arithmétique mais survient lorsque les jours sont comptés. On se savait mortel, tout d’un coup on se sent mortel, dit Barthes dans sa conférence du 19 octobre 1978 au Collège de France.

Ensuite, c’est le moment où ce qu’on a fait, écrit apparaît comme un fardeau, un matériau voué à la répétition. Enfin, un événement, que l’on peut considérer venu du « destin », survient et détermine le renversement du paysage familier, souvent douloureusement. C’est Rancé, cavalier dandy, découvrant sa maîtresse décapitée, se retirant et fondant la Trappe ; Proust se jetant dans une œuvre en 1909 après la mort de sa mère survenue en 1905 ; Jacques Brel rompant avec le monde de la musique en 1974 et s’embarquant pour un tour du monde après avoir appris qu’il avait un cancer du poumon.

Tout d’un coup, donc, se produit l’évidence que je n’ai plus le temps d’essayer plusieurs vies, il me faut choisir ma dernière vie, c’est-à-dire changer. Barthes pense que dans l’activité d’une vie, il faut toujours réserver une part pour l’« éphémère », ce qui a lieu une fois et s’évanouit ; telle la vocation de son cours, une fleur qui va passer. Plutôt que de le publier de son vivant, il préfère marcher, aller de l’avant, et laisser le cours s’enterrer lui-même. Il rêve d’un grand projet, qu’il appelle Vita Nova, une image de joie qui ferait cesser la division du sujet entre les cours et l’entreprise d’écriture littéraire. Cela ne va pas sans crises, ainsi lorsque le fond de la peine est atteint, Flaubert se jette sur son sofa pour la « marinade », qui signe l’échec à partir duquel le travail va pouvoir reprendre : « … je me vautre sur un divan de maroquin vert que j’ai fait confectionner récemment. Destiné à me mariner sur place j’ai fait orner mon bocal à ma guise et j’y vis comme une huître rêveuse » (Correspondance du 12 août 1846).

La littérature, le projet littéraire, se fait avec de la vie ; la préparation du roman se réfère à la saisie de ce texte parallèle de la vie « contemporaine », concomitante. Il s’agit pour celui qui veut écrire de noter, sorte de langage ininterrompu et discontinu, et de marquer ce qui organise la notation, puis de sacrifier des passages et de travailler le reste, d’agir comme s’il allait faire un roman. Il se peut qu’il en reste au stade de la préparation car quelque chose de la mort de la littérature rôde dans l’Histoire française. La pratique quotidienne de la notation nécessite de capturer un « copeau » de présent tel qu’il saute à l’observation et à la conscience. Un mot écrit sur une fiche rappellera « l’idée ». Le carnet peut être léger, ce n’est pas encore de l’écriture car il faudra faire exister en germe la phrase. Pour que la notation s’accomplisse, il faut du temps et ne pas la restreindre à une activité annexe à une autre activité. Pour avoir des « idées », il faut être disponible, le poids de cette disponibilité étant l’humus de la notation. Barthes parle d’« attention flottante », que favorise une existence de rentier comme l’ont connue Flaubert, Goncourt ou Gide. Barthes, lui, dit revenir à la notation comme à une mère, à l’intériorité comme un lieu sécurisant. Enfin, c’est le retour de la chose, plus que la note elle-même, que la mémoire doit préserver. Recopier la note amène à supprimer ce qui n’est pas assez fort, si bien que l’écriture peut naître au moment de la copie. Si on écrit « pour soi », on copie déjà pour quelqu’un, en vue d’une communication extérieure.

L’œuvre comme volonté

Le désir d’écrire

Le second séminaire est consacré à suivre l’œuvre, de son projet à son accomplissement, du désir d’écrire au fait d’écrire. « Je sais que j’écris pour contenter un désir (au sens fort) », écrit Barthes qui situe le départ de ce désir dans le plaisir que lui donne la lecture de certains textes écrits par d’autres. Cependant, cette joie produit aussi des lecteurs qui restent des lecteurs ; la joie productrice d’écriture est, elle, une jubilation qui amène à une « conversion ». Toute belle œuvre fonctionne, selon Barthes, comme une œuvre désirée mais incomplète « parce que je ne l’ai pas faite moi-même ». Il revient sur le lien entre créer et procréer pour y voir la dialectique de l’individu et de l’espèce ; j’écris, je finis l’œuvre et je meurs mais quelque chose continue, l’espèce, la littérature. Passer de lire à écrire ne peut se faire que par la médiation d’une pratique d’imitation ; écrire selon… ou recopier le livre, métaphoriquement, ou encore écrire un pastiche.

Pour que l’œuvre de l’autre passe en moi, il faut que je la définisse comme écrite pour moi et qu’en même temps je la déforme. J’attends qu’il se passe quelque chose, une « aventure » exactement comme dans la dialectique de la conjonction amoureuse, où chacun va déformer l’autre par amour et créer ainsi un troisième terme, le rapport à lui-même ou l’œuvre nouvelle. L’auteur aimé est là comme un signe de moi-même. L’imitation mêle au besoin plusieurs auteurs aimés, qui se constituent en relais de fantasmes esthétiques conçus avant d’écrire. Il n’y a pas de texte sans filiation.

Parfois le désir d’écrire se pose comme le seul désir, l’écrivain devient un personnage maniaque et comique à voir prendre des notes de façon compulsive. Selon Barthes, la publication du manuscrit enlève un peu du désir de l’écrivain afin que le lecteur puisse le supporter. Au point qu’il se dit étonné et ne pas comprendre à quoi des êtres autour de lui peuvent passer le temps, sans écrire. Comment comprendre le désir de l’autre ? Le désir d’écrire est un désir préoccupé ; Flaubert témoigne dans sa correspondance d’une fonction « personnelle et intime » ; Kafka, pour qui écrire est le seul but, vit en conflit avec le monde, le mariage, etc. La Recherche du temps perdu serait le récit, au sens classique du terme, avec épreuves, suspenses et victoire finale, d’un sujet qui veut écrire.

Barthes distingue « Écrire quelque chose » et écrire au sens absolu, intransitif. Le premier correspond à une situation historique pendant des siècles ; l’écrivain prenait la plume pour une cause, pour instruire, convaincre, convertir ou faire rire. L’écrire absolu couvre la période du Romantisme à Proust inclus et prend deux voies aujourd’hui : soit l’écriture est plus qu’interne, « intestine », peu publiable et elle produit un écrit inclassable ; soit le sujet ne s’arrête plus à l’œuvre comme rejeton mais « socialise » à outrance l’écrit. C’est la tentation actuelle des écritures anonymes et/ou collectives. D’ailleurs, selon le code de la propriété littéraire, nul ne peut prétendre à la protection d’une idée.  Pour enfin se reposer de la perpétuelle remise en mouvement du désir, il est dans la logique du projet d’écrire de fantasmer une fin définitive, où l’on n’écrirait plus.

Première épreuve : le choix, le doute

Au début de 1980, Barthes annonce qu’il veut s’interroger sur cette « chose mentale » étrange qui fait qu’un homme sur des millions se met à vouloir écrire une œuvre. Et il étudie les trois épreuves que rencontre cet homme, la première étant le choix de l’objet. Les critères pour désigner le contenu d’une œuvre sont variables et arbitraires ; il y a plusieurs sujets et l’image qui a mis en route le désir d’écrire chez l’auteur n’est plus forcément visible dans la forme finale. Mais le contenu n’est pas une catégorie de praticien, ni du faire, mais celle des critiques et des professeurs qui étudient l’œuvre. Celui qui veut écrire fantasme une œuvre à faire, et selon Barthes, c’est une forme qu’il fantasme, un volume, à la façon d’un artisan ou plus largement, les formes entre lesquelles il aura à choisir – récit, dissertation, fragments… L’appétit d’une forme peut délier le désir d’écrire. Pourtant, le livre actuel, à force de s’empiler, de se multiplier, finit par ne presque plus exister. Ses fonctions mythiques ne sont plus relancées, que ce soit le livre-origine (la Bible), le livre–guide (La Divine Comédie) ou le livre-clef (Hamlet). Le choix de la forme constitue bien une épreuve car elle engage ce que croit celui qui écrit. Le livre peut être une représentation de l’univers (Dante, Mallarmé, Proust) ; l’album quant à lui représente un univers éparpillé (le journal, les notes, le fragment), le « comme ça vient ». L’indécision se porte alors sur les formes générales, le style, les notations, l’histoire elle-même que l’auteur se doit de fonder en nécessité.

Deuxième épreuve : la patience

L’écrivain rencontre alors la seconde épreuve, celle de la patience ; en effet, celui qui veut écrire doit passer du fantasme à sa réalisation, c’est-à-dire à une pratique qui va avoir à lutter avec le temps, la durée de fabrication de l’œuvre, qui est longue. Pour avoir le temps d’écrire, il faut lutter contre les ennemis qui le menacent, s’arracher au temps du monde, des figures du père, du bureau, de la femme, bien que l’observation du monde soit nécessaire à l’élaboration de l’œuvre. « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde », écrit Kafka dans son Journal.  Seconder le monde pourrait signifier mettre le monde en musique dans son œuvre, qu’il soit co-présent à l’œuvre. Une solution dialectique est possible, elle est, pour l’écrivain, de faire de sa vie une œuvre, son œuvre. Ce retour de l’auteur se manifeste par le journal, la biographie, voire l’autobiographie, Proust marquant l’entrée audacieuse de l’auteur dans la littérature. Son problème, c’était de retrouver son temps perdu à lui et de répondre à la question « comment puis-je survivre à la mort de qui j’aime ? », ce qui fait que son œuvre séduit aujourd’hui pour sa force biographique que Barthes désigne du terme de Marcellisme. Proust introduit la notion d’écriture de vie avec des écritures et des fragments de vie.

Faisant retour sur sa propre destinée, Barthes introduit son désir d’écriture de Vita Nova en avançant que la vieillesse requiert, non pas de continuer –ce qui n’est pas un acte de vitalité-, mais de rompre, de commencer et de naître à nouveau, vers un « je ne suis pas là où vous m’attendez ». Mais le revoilà pris dans la gestion des écrits, corrections, d’épreuves, rééditions, traductions, etc., dans le courrier. Comment l’écrivain peut-il se protéger contre les empiètements de la gestion et les demandes de la vie ? Par le refus de sa porte, par une immobilité entêtée, la protection la plus forte étant d’imposer au monde d’être un « original », une autre protection paradoxale étant la maladie. L’écrivain doit accepter de se sacraliser pour avoir la force de l’égoïsme nécessaire à l’élaboration de l’œuvre. Face à l’exigence du travail, le corps de l’écrivain se sent démuni, insuffisant, d’où, chez Proust, les 3 grammes de Véronal par jour, les 60 heures sans éteindre l’électricité, les 17 tasses de café quotidiennes… Reste encore à organiser le miracle de la chambre, de la maison, de la clôture qui assure une liberté absolue, le rapport à la table, au lit, à la nuit et au jour, à la solitude ; enfin la pratique quotidienne, avec ses crises, ses découvertes, ses constructions, à ne pas penser plus vite que la main ne peut aller.

Troisième épreuve : la séparation

La troisième épreuve est celle de la séparation, celle du monde qui peut n’être plus qu’un bruit. Toutefois, l’écriture n’est plus perçue comme un travail aujourd’hui ; on veut être reconnu par l’écriture mais on ne demande pas d’apprendre ni de s’initier. La littérature, jadis encouragée par l’aristocratie, les riches mécènes, serait maintenant soutenue par un nombre réduit d’individus, des déclassés, des exilés sociaux qui posent la question de l’engagement de l’écrivain. Celui qui veut écrire doit assumer son exclusion parce qu’il n’est plus soutenu par une classe sociale et qu’il est lui-même sans cesse tenté de se rallier à une écriture sous forme d’« universel reportage », dit Barthes, pour retrouver un consensus social. Si renversement il y a, c’est celui du « bien-écrire » qui n’est plus respecté mais considéré comme un langage volontairement artificiel. Aujourd’hui, l’écriture littéraire classique n’étant plus durable mais allégée de ses conservatismes pourrait être pensée activement comme un devenir.

Lecture par Brigitte Riera – mars 2021

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