Ecrire n’est évident pour personne. On écrit parce qu’on s’y sent appelé, pour répondre à une commande – faite par soi-même ou par d’autres, pour se « désembarrasser »[1], mettre à distance ou au contraire élaborer des questionnements, certitudes, doutes, dilemmes en les donnant à lire et à penser à des lecteurs plus ou moins intéressés. Chaque façon d’écrire est singulière par ce qu’elle engage de celui qui écrit, par ce que le fait d’écrire suscite chez l’auteur et par ce que cette « vue partielle sur un fait intime » [S. Delpech] induit chez le lecteur.
Ce passage à l’acte et à l’action d’un individu solitaire le fait sujet de ce qu’il écrit, maître d’œuvre, instigateur, qui agit, ordonne et classifie, qui met au-dessus de la pile les idées qui diront le mieux ce qu’il pense ou qui escamoteront le moins mal ce qu’il ne veut pas mettre sur le devant de la scène.
Le sujet c’est aussi celui qui s’arrange avec ses pulsions, ses rancœurs et ses exaltations, ses doutes et ses certitudes, ses croyances et ses ignorances. Nul – sujet de sa Majesté ou quidam – n’est le maitre absolu de ce qu’il veut écrire ni de la façon dont il l’écrit. Des retenues et des pudeurs le disputent aux audaces et aux velléités. Celui qui écrit se la raconte toujours un peu ! Le « j’ai tout dit dans mon livre ! » ne dénote pas tant l’orgueil ou la prétention d’exhaustivité que la tentative d’escamotage des pièges et des double-fond dans lesquels celui qui écrit ne peut manquer de tomber, parfois avec délice. Ecrire relève à la fois de l’imposture et de la prouesse : l’auteur n’écrit jamais d’une seule plume et doit s’en arranger [« le sujet est un des auteurs, pas le moteur de l’écriture »][2].
Ecrire est aussi témoigner, plus d’une fois à son corps défendant, de là d’où on vient, à savoir le capital culturel, l’éducation, les schémas de pensée, les modèles de vie. Il n’existe pas l’Ecriture mais des façons d’écrire qui révèlent ce qui ne veut pas toujours se dire à ciel ouvert tout en trahissant immanquablement les origines de l’auteur. L’école, la famille, le quartier ont fait leur œuvre : stimuler des ardeurs ou tuer dans l’œuf toute initiative non conforme aux canons de l’époque. « Je ne savais pas bien écrire, alors on m’a mis en apprentissage » dit l’un alors qu’un autre déclame « J’ai décidé d’écrire après avoir fait de longues études ».
Une fois l’écrit commis, il finit par échapper à son auteur. Il peut tomber dans la littérature de gare – dite sans classe parce qu’elle n’appartient pas à la bonne – ou bien se voir publié dans un registre « classieux » c’est-à-dire correspondant aux parangons du modèle dominant en la matière. La lutte des classes se joue là, aussi.
L’auteur se retrouve lecteur parmi les lecteurs. Il peut devenir critique et censeur de cela même qu’il a produit. Une consanguinité délicate se fait jour qui vient libérer l’auteur/lecteur pour un temps… avant, peut-être, qu’il ne s’engage sur le chemin – toujours inédit – d’une nouvelle écriture.
Claudine Hourcadet – septembre 2020
[1] Sébastien Delpech, Processus d’écriture : mouvements et contradictions. Texte élaboré pour le séminaire d’été 2020, accessible sur ce lien
[2] Saül Karsz, Ecritures, écrivains et autres configurations. Plan de l’exposé