Tableau de Jean-Paul Alaux, 1876
Hélène Cixous, Lettres de fuite. Séminaire 2001-2004, Edition de Marta Segarra, Gallimard, 2020, 1185 p.
A propos du texte de ce séminaire, il faut d’abord dire qu’il n’existerait pas sans le travail de Marta Segarra, directrice de recherche au CNRS, au Laboratoire d’études de genre et de sexualité, et professeure d’études de genre à l’Université de Barcelone. L’introduction revient sur la méthode employée, sur les choix opérés, notamment de ne transcrire que le corps du séminaire lui-même, sans les interventions nombreuses ni les questions-réponses avec le public. Vivre un séminaire est une expérience, le lire en est une autre, dont je tente modestement de rendre compte ici.
Le début du séminaire a coïncidé, selon Cixous, avec la création de l’université expérimentale de Vincennes en 1969 mais il n’a pris la forme qu’elle souhaitait, – interdisciplinaire et Trans langues -, qu’en 1974 avec la création du Centre d’études féminines à l’université de Vincennes. Associé au Collège international de philosophie depuis sa fondation en 1983, le séminaire a connu de nombreux lieux avant de s’installer durablement à la Maison Heine de la Cité internationale à Paris (voir à ce sujet le film réalisé par Laurent Dubreuil en 2019, Nos premiers séminaires, https://vod.video.cornell.edu/media/1_t9z6xxl5)
Ce séminaire est lié à la forêt, il n’aurait pas existé sans elle : forêts véritables avec leurs chants d’oiseaux, forêt des sources littéraires, des langues, forêt des amis fidèles au séminaire, forêt des inconnus nombreux qui le fréquentent aujourd’hui encore et bientôt forêt des lecteurs qui entreront dans le séminaire par ce volume, découvrant l’inattendu et l’incroyable, comme dans toute forêt.
« Les trois années de ce volume ont une unité thématique autour de la perte, la mort et la guerre- mais aussi de l’amour, la beauté et la vie. » précise Marta Segarra dans l’introduction. Il traite aussi de fuite et de possession, de l’apparition de l’aéroplane, du rose. Dans ce volume, Eschyle, Balzac, Dostoïevski, Freud, Joyce, Kafka, Thomas Bernhard, Paul Celan, Maurice Blanchot et surtout Proust, mais aussi l’Odyssée, l’Ancien Testament sont lus attentivement, dans la proximité de pensée de Jacques Derrida, décédé en 2004.
Quand on ne connait pas le séminaire de Cixous, ce qui a été mon cas avant la lecture de ce volume, il y a un moment de sidération, mêlé de rire et d’incrédulité pendant les cent premières pages. Imaginez : vous lisez exactement ce que vous avez soupçonné de la lecture des auteurs cités – les mêmes que ceux qui vous accompagnent depuis cinquante ans -, sans avoir fait le travail régulier, profond de lecture que vous avez sous les yeux, vous avez du mal à croire que ce que vous avez désiré faire – lire pendant des décennies comme vous l’entendez des auteurs majeurs de la littérature – est là devant vous, réalisé. Alors vous avez hâte de partager l’expérience, en vous dépêchant de noter dans les marges les auteurs, les idées, les surprises de lecture – le lecteur chagrin déplorera l’absence d’index, de repères en marge : on aurait envie de lui suggérer de se mettre lui-même au travail !
Entendre les mots, leurs sonorités, est omniprésent au long du millier de pages (« Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre ! (…) Tout cela, c’est un coup des livres. On pourrait aussi dire qu’il peut s’imaginer, le pauvre, qu’un coup délivre, mais un coup ne délivre pas. » (p.119). Les jeux sur les mots sont incessants, on entend sonner la langue et la mort dans Morel, le personnage poursuivi par Charlus et Saint-Loup dans Sodome et Gomorrhe. La plupart de ces évocations requièrent une lecture attentive du séminaire ou son écoute car plusieurs thèmes s’enchevêtrent et produisent des explications lumineuses sur les textes de grands auteurs que l’on relit avec bonheur.
La dynamique du séminaire dans sa version écrite tient beaucoup aux commentaires que Cixous introduit dans la citation. En voici un extrait tiré de La Recherche :
Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace [pendant ce temps, ça bombarde dans les tranchées] avaient l’air de statues d’une matière double pour l’exécution desquelles l’artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal [le bronze des canons]. Par ces jours exceptionnels toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier [pas quelqu’un, c’est l’hôtel qui brave], ou seulement un étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un étage, n’ayant pas fermé ses volets [le jeu formidable de la métonymie est inouï : c’est un hôtel, non, c’est une chambre] (…) (p.559)
I Une main d’enfant arrachée à un enfant (2001-2002)
Le regard de lecture est promené très loin du texte, jusqu’à l’Antiquité et revient au plus près du texte, au mot à mot, dans une approche en spirale qui fore le texte, dégage des strates d’écriture ; et encore, malgré ce travail de plusieurs années, dit Cixous, il reste des pans entiers à découvrir. S’y dévoile une position politique :
J’éprouve et j’espère que vous l’éprouvez avec moi, qu’ici, ensemble, nous faisons quelque chose de l’ordre de la réponse la plus délicate à ce qui peut détruire l’humain, à ce qui peut rendre imbécile : nous lisons ; nous lisons attentivement, longuement. J’ai toujours pensé la même chose, je n’ai pas changé d’avis dans ma vie, mais maintenant je me rends compte que je n’ai pas d’autre position politique. Si on me demandait de résumer ma position politique, elle passerait par la lecture. Lire est le premier geste qu’il faut faire. Et donc je me dis qu’heureusement il y a un lieu où nous pouvons lire et où personne n’est là pour demander à quoi ça sert ; moi, je sais à quoi ça sert. (pp.886-887)
Et une mise au point :
Tous ceux qui croient écrire un livre en tombant de la gouttière n’écrivent pas de la littérature, ils écrivent des livres. La littérature est un univers qui ne cesse de mûrir ; ce n’est pas une question d’extension en longueur, c’est une maturation, c’est un accroissement intérieur, c’est une mine qui s’approfondit. (p.156)
Avec Proust, on entre dans le rêve sans même s’en rendre compte ; le narrateur est dans l’hallucination et « s’avance, d’un rêve à une scène qui est parente de l’état de rêverie » (p.988). La Recherche de Proust est un livre constitué de quatre quarts, les trois quarts étant les versions primitives, les fragments, les esquisses, etc. (p.990). Dans ce travail de titan aux vingt-sept versions différentes parfois, « ce qui a été évacué complètement, c’est d’une part ce qui est bien écrit mais pas du tout déchirant et magnifique, et ce qui est scandaleux, éclatant, fou et totalement onirique. » (p.993) Il y a des esquisses dans les Cahiers de Proust que Cixous considère supérieures à la version publiée.
« L’être de fuite » sur lequel joue le titre du séminaire est directement tiré d’Albertine disparue (p.67). « Albertine est tout-à-fait fugitive, fugace, une sorte d’objet autour duquel le narrateur tisse sans arrêt de la mémoire et de l’oubli, mais en tant que personne, jamais elle n’est sujet principal ; elle est sujet-objet, c’est extraordinaire. » (p.116). L’ensemble du texte de Proust ne nous permet pas de savoir si le narrateur voulait ou ne voulait pas s’être marié avec Albertine ; le texte est un tissu de mensonges dans lequel le lecteur ne peut pas opposer le mensonge ou la fiction et la vérité, car l’un contamine l’autre (p.187). Comment définir Albertine ? « L’être de fuite est un être dont une partie de la totalité prend la fuite, tandis que le reste reste sur place. » (p.434)
Au fil des relectures des éditions successives de La Recherche – qui a « bougé » -, Cixous embrasse « le nombre d’erreurs d’aiguillage, de falsifications » (p.196) à l’œuvre dans les lettres échangées par le narrateur avec Albertine notamment. Cette lecture croise celle de Rousseau, Derrida, Beaumarchais. « C’est de lettre en lettre, chaque lettre étant – d’où qu’elle vienne – encore un faux. Cette addition de faits faux produit de manière terrifiante de la vérité. C’est une problématique strictement proustienne (…) » (p.201). Proust a intériorisé les lettres de Madame de Sévigné : « Avec Madame de Sévigné, il n’y a pas de tabou sur l’inceste ; elle parle à sa fille, elle l’aime et elle lui déclare son amour, sa flamme d’une manière qui est hors tabou. » (p.299) ; elle reste quand même consciente que la personne à qui elle donne ses lettres, c’est elle-même (p.335). A propos de la Lettre à son père de Kafka, Cixous dit que « père et fuite produisent cette littérature qui est vraiment lettre/l’être de fuite. »
En analysant le début de La Recherche, Cixous note que le narrateur est « toujours dans cette espèce de lit initial, où il ne sait pas bien s’il rêve ou s’il ne rêve pas, et où la part mentale est prédominante : Albertine disparue, c’est le livre mental. » (p.211) Une machination s’installe pour satisfaire son besoin de ravoir Albertine et, pour cela, il faut qu’elle soit partie, qu’elle soit celle qui-est-toujours-déjà partie (p.1152). Cixous parle d’une navette qui s’affole (p.226). Dans l’espèce de veille dans laquelle se trouve le narrateur, « une femme naissait pendant [son] sommeil d’une fausse position de [sa] cuisse » écrit Proust, reprenant le mythe de la naissance d’Ève (p.233). Dans le moment trouble qui suit l’éveil, la différence sexuelle s’estompe et le narrateur est masculin-féminin. Les Métamorphoses d’Ovide ne sont pas loin. Une rencontre, un choc, une menace peuvent y faire surgir un corps d’un autre corps (p.240).
L’aisance de Cixous à passer d’un texte à un autre, de la Bible aux Métamorphoses, à Derrida, Kafka, Rimbaud puis retour à la Bible, etc. embarque le lecteur ou l’auditeur dans l’intelligence et la justesse de lectures simultanées.
Un très grand nombre de productions textuelles sont la plus belle des littératures, des inventions d’écriture, des transformations de la langue, sans que pour autant elles aient été destinées à la codification de la publication, à la mise en volumes, à la mise en circulation. Nous n’avons pas à juger de cela. Il faudrait remonter aux origines de la littérature en se rappelant que les plus grands textes du monde sont des textes qui n’étaient pas publiés ; Shakespeare a été reconstitué longtemps après sa mort, et on peut considérer que c’est la même chose pour Kafka. (p.278)
Dans l’atelier d’Elstir au début de La Recherche, dans sa scénographie psychologique, dramatique et esthétique se profilent des scènes qui vont jusqu’à la fin du livre (p.383). La fenêtre-tableau par laquelle le narrateur aperçoit la mer (mère) est le cadre d’apparition de la jeune fille (Albertine). C’est là aussi que les yeux du peintre se sont habitués « à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l’océan », écrit Proust (p.398 du séminaire). L’abolition de la démarcation est le premier secret de l’art. Le temps se brouille chez Proust ; quand il écrit telle scène (la résistance à aller chez Elstir parce que le narrateur veut aller du côté des jeunes filles en fleurs), qu’il reprend une dizaine de fois, il écrit à la fois avant le premier moment entre le narrateur et Albertine et après la fin de cette relation. Les deux temps se touchent (pp.424-425).
II La belle voix de Madame la guerre (2002-2003)
« (…) ce qui est imprévisible, ce n’est pas la guerre, c’est son visage, le visage qu’elle va avoir (…) », dit Cixous le 9 novembre 2002 (p.455), livrant au lecteur des clés pour décrypter bien des conflits survenus depuis la guerre d’Irak. A travers Le Colonel Chabert de Balzac et des textes de Thomas Bernhard, elle traque les images auxquelles tient « la chose humaine (…) jetée dans le brasier de la guerre » (p.459). Le poème « Guerre » de Rimbaud l’éclaire sur la manière dont notre façon de voir la guerre s’enracine dans l’enfance et la traduction du mot guerre en plusieurs langues fait prendre conscience de la théâtralité de la guerre. Car l’un des effets de la guerre est de transformer les êtres humains en les rehaussant ou en les abaissant (p.496).
Le lien entre la guerre et l’homosexualité est finement observé chez Proust, d’une façon qui alimentera l’écriture de Genet (p.476). Proust a la tentation, dit Cixous, d’écrire les choses en grand, à la façon d’un Péguy ou Hugo mais « il se satisfait par l’intermédiaire d’un autre » (p.483). La guerre relève de l’infigurable, on se contentera de l’évoquer, par la richesse de la langue et par ses silences. En multipliant la scène remémorée sous plusieurs approches et points de vue, Proust écrit comme les généraux font la guerre, en usant de la diversion, de la subversion, de l’égarement et de la substitution (p.493). Le personnage de Saint-Loup en militaire est capable d’occuper en quelques secondes le plus grand nombre possible de positions différentes dans l’espace (p.574).
A propos du Temps retrouvé, Cixous note la fascinante et perturbante contemporanéité de Proust, de Kafka et de Freud (p.500). Les trois ont observé la sexualité à l’œuvre dans l’enfermement, le fétichisme. Quand Proust a commencé à écrire La Recherche, il n’avait pas programmé la guerre mais c’est elle qui lui permet de mettre la dernière main à son texte (p.536). Car « lorsque nous croyons faire la guerre à l’étranger, nous sommes en train de nous la faire » (p.540), le propre et l’étranger ne se séparent pas et Charlus va être celui des personnages qui porte cette duplicité. Saint-Loup disparait avec le nom des Guermantes. Il meurt en chargeant, il se décharge et il devient G. pour signer son nom, « le G du Guermantes que par la mort il était redevenu », écrit Proust (p.648).
Toute sa vie le narrateur va continuer à regarder le monde du point de vue de la lanterne magique de son enfance (p.565), qui fait parfois se métamorphoser Paris en Pompéi (p.571). Sans la littérature, les événements de l’actualité qui se succèdent ne pourraient être lus vraiment ni leurs strates, espacements et plis temporels n’apparaitraient (p.593). La guerre fait régresser jusqu’au plus primitif (p.643). La guerre homérique revient dans les guerres que nous connaissons, avec le fond archaïque et mystérieux de la mémoire et du hasard qui œuvrent dans la littérature en permanence. Les Tableaux parisiens de Baudelaire en sont un exemple (p.599). Dans cette scène flottante, des temporalités différentes et des mouvements d’errance sont dans un rapport glissant, instable. Le séminaire est à son image fluctuant, passant d’une idée à l’autre par association, par contamination, sans que l’auditeur ou le lecteur ne sache où il est, comment il s’y retrouve.
Un autre exemple fameux de héros pris dans la guerre, c’est Fabrice del Dongo ne sachant jamais s’il est dans la bataille de Waterloo ou non, dans ce merveilleux livre, La Chartreuse de Parme de Stendhal. Le séminaire suit longuement le héros, traque l’incertitude généralisée dans laquelle le jeune homme se débat, souvent à contretemps de l’événement. Cette virginité du point de vue sur la guerre, Stendhal l’a poussée très loin, jusqu’au commencement du monde et de la guerre, dans ce qui est la première bataille du monde pour le héros, à laquelle il se demandera jusqu’à la dernière seconde si c’était la guerre (p.688). Fabrice n’est jamais là où ça se passe, il est une espèce de Perceval découvrant le monde au fur et à mesure que les choses lui arrivent. Il comprend un peu tard que ce sont les généraux qui ont trahi.
Quant à la mort, la littérature a tenté de dire ce qui se passe au moment de mourir, qu’en principe on ne sait jamais. Cixous le montre à travers un court texte de Maurice Blanchot publié en 1994, L’Instant de ma mort. Blanchot y raconte comment, jeune homme pendant la seconde guerre mondiale, il a failli être tué par un peloton d’exécution lorsque, au dernier moment, un russe enrôlé dans l’armée allemande lui a fait signe de s’enfuir et de disparaitre. En représailles de sa fuite, deux jeunes fermiers qui n’étaient pour rien dans la guerre ont été tués près de là. Blanchot en portera la culpabilité toute sa vie ; il disparait pour de bon et ne fait plus d’apparition en public, refuse qu’une photographie de lui circule dans la presse. Il s’est tenu à ce retrait toute sa vie, en instance de mort, jusqu’à 96 ans. Derrida a consacré un livre à l’écrivain en 1998, Demeure. Maurice Blanchot.
Tout aussi spectral, Hugo, serait, lui, le fils de Napoléon, dans La Légende des siècles (p.735) ; le thème père-fils est très présent dans les guerres napoléoniennes. L’Empereur est le héros principal qu’on ne voit pas, qui habite spectralement le texte (p.747). Le colonel Chabert est de ceux-là qui meurent pour revenir à la vie ; il passe sa vie à clamer qu’il existe mais personne ne le croit. Il fait l’expérience que le terrifiant jaillit de la bienveillance : « C’est ce qui nous rend fous, et c’est ce qui nous fait vivre », dit Cixous (p.781).
Montaigne surtout essaye d’apprendre à mourir dans les Essais mais personne n’est préparé à mourir. Cixous s’attarde longuement sur le mourir pendant l’année 2003 : comment est amenée la mort à travers la vie, l’immobilité et l’Homme, celui qui disparaitra avec la guerre de 14-18. Chabert est un être divisé, « Il ne demeure pas identique à lui-même plus de quatre lignes (…) » (p.813). Rien de plus difficile que traiter cette question intraitable. Dans Expérience et pauvreté, Walter Benjamin définit la barbarie comme ce qui n’a plus d’intériorité, ce qui est sectionné, comme une autre sorte de culture (p.850) ; communiquer l’incommunicable est alors le travail du poète.
Le rose et la vie (2003-2004)
On ne peut aller en littérature sans prendre le chemin de pensée, dit Cixous, et il y a des gens qui ne veulent pas penser ni lire les signes (p.873). Elle montre ce cheminement dans des textes de Kafka qui mettent en jeu « ce décalage total entre la situation de détresse intime et l’appareil des responsabilités sociales ou civiques, qui ne sont pas inexistantes mais qui sont de fait cruelles, puisqu’elles ne peuvent jamais répondre à l’impatience ou à la passion (…) » (p.876). Puis Cixous traverse La Recherche autour de la question du souffrir.
L’aubépine –étymologiquement l’épine-aube, blanche – revient souvent chez Proust. Le séminaire « Une épine rose » du 22 novembre 2003 en donne toute la saveur, dans l’espèce de précipitation du livre vers les derniers moments du Temps retrouvé qui consacre la défaite des êtres humains par le temps, ceux rencontrés tout au long de La Recherche, sanctionnés par l’âge (p.905). Dès l’entrée, ce livre église-temple est fait d’aubépines, de métamorphoses. Comment le narrateur arrive-t-il à la fête hallucinatoire de la fin ? Il est en train d’élaborer sa théorie esthétique, il descend l’escalier, sort de la bibliothèque et se trouve dans un autre monde, un autre temps qui interrompt sa décision de se mettre à l’œuvre (p.909). Il arrive à la fin du livre pour dire qu’ici commence l’œuvre véritable, et de citer à son berceau Nerval, Chateaubriand et Baudelaire.
Le fantasme de Proust et de Nerval est celui de la femme poursuivie qui échappe toujours et qui donc figure la vierge ; il s’agit de la garder inaccessible (p.914). Le narrateur est dans toutes les scènes, témoin de tout et hors scène en même temps ; dans le texte a lieu « un échange absolument inouï entre les genres (masculin-féminin), les nombres (singulier-pluriel), les espèces de tout genre ; symétriquement : le sujet masculin humain et le sujet féminin végétal. » (p.923) L’indécision sexuelle va emporter le récit jusqu’à la fin. La jeune fille aimée, décrite, est un jeune homme ; le narrateur essaie de devenir une jeune fille quand elle-même est en train de passer de l’autre côté, c’est sans fin. Quand le narrateur s’agenouille à l’église, pendant le Mois de Marie, on peut se dire qu’on nage dans les aubépines mais il s’agit de la première grande scène primitive sexuelle qui va traverser toute La Recherche (p.929).
Une femme se substitue à une autre, Gilberte à Albertine ; le narrateur « utilise les femmes pour en faire de la chair à littérature » (p.933) et l’aubépine est annonciatrice de tous les mystères, elle est le signifiant et ce qui empêche l’interprétation. La substitution, la permutation et le triomphe de la subjectivité peuvent se lire dans cette phrase étonnante de Du côté de chez Swann : « de sorte que, peut-être si elle n’avait eu les yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait – je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus. » (p.943). La segmentation à l’œuvre dans l’écriture retarde le moment de la compréhension, qui éclate avec le point final.
Pour survivre à la peur de perdre l’unique, il faut de la profusion, il faut qu’Albertine se multiplie toujours plus, infinie comme le besoin de possession. La machine extraordinaire du désir est observée dans les moindres battements de cils de l’héroïne. Le rose, ce mélange de rouge et de blanc, figure Albertine, « rose sous ses cheveux noirs », que le narrateur a et n’a pas, qu’il veut et ne veut pas avoir, en même temps. Puis, après sa mort, il l’absorbe, l’assimile, la réduit au semblable.
Seul le rêve permet de vouloir les deux choses à la fois, dans la réalité, c’est plus difficile, commente Cixous (p.976). Proust écrit La Recherche à la même époque que parait L’Interprétation des rêves où Freud fait, en 1899, l’historique de l’état des recherches sur ces zones de l’activité humaine. Le travail de La Recherche peut être considéré comme un travail du rêve éveillé. Proust est porté par une énergie onirique :
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », puisque de toute façon, le livre nous dit cela : allez, on se couche ; et on ne se réveillera pas : tout ce qui sera de l’ordre du réveil apparent est en fait pris dans une immense nuit, qui est celle du temps retrouvé. (p.982)
On a l’impression, du début à la fin du livre, que cinquante ans ont passé, mais ce n’est pas possible objectivement ; les temps se superposent et Proust sait qu’il va mourir tôt, qu’il est en train de mourir. En allant à Combray, par réminiscence, on rentre dans l’enfance. Proust emprunte au rêve et à la littérature française en permanence, en procédant par ajouts, par mutations textuelles et le livre s’annonce petit à petit, avec du temps (p.1001). Il explore les mystères de sa pensée, il découvre l’inconscient, le sien. « Les niveaux de récit n’ont rien à voir les uns avec les autres, et tout procède par associations et coalescences, comme dans un rêve. » (p.1007) mais ce n’est pas une autobiographie, c’est une fiction qui la mime. Car l’homme qu’est Proust n’apparait que dans sa correspondance. Il veut rester l’inventeur des mystères, des mouvements et des vibrations du temps, ce temps que l’on ne prend plus pour percevoir l’engendrement d’un texte et ses ramifications.
Brigitte Riéra – août 2023