Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, 1914-1996, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 2006 et 2010
« Quand on a vécu la chaleur tropicale, la boue, l’inconfort, justement l’idée de m’en servir dans un livre pose problème. On ne sait pas comment fausser son histoire pour, d’abord, que les lecteurs s’y laissent prendre, ensuite pour qu’elle reste, je voulais aussi qu’elle sorte de sa littéralité, qui, pour moi, n’avait bien entendu aucun sens, et qu’elle passe du côté d’une histoire générale d’une certaine enfance et d’un certain genre d’espoir. » (p.298). Son biographe note avec pertinence que Marguerite Duras nous aura prévenus…
Prévenus de quoi ? De la distorsion qu’il vaut mieux garder à l’esprit, quand on lit Un barrage contre le Pacifique, entre la narratrice et la personne de Marguerite Duras. L’effort pour sortir l’histoire de la littéralité précisément a mené l’écrivaine à raconter une autre histoire que la sienne. Cependant, dans les nombreux entretiens qu’elle mènera tout au long de sa carrière, Duras ne racontera pas autre chose que cette fiction, qui sera prise par la plupart de ses lecteurs auditeurs pour la réalité. Elle le dira elle-même pourtant : « J’ai voulu parler de ma jeunesse comme s’il s’agissait de celle d’une autre » (p.768). Le biographe revient méticuleusement sur les années en Indochine des parents de Marguerite Duras pour en déduire que celle-ci n’a pas connu la pauvreté comme elle l’a affirmé toute sa vie, que son père n’était pas mathématicien mais enseignait les sciences naturelles et occupait un poste équivalent à inspecteur d’académie ; la mère a été entreprenante toute sa vie et n’a pas été victime d’une administration véreuse. Les parents de Marguerite Duras savaient comment obtenir le respect de leurs droits, grâce à une plume affirmée, auprès des administrations coloniales. Duras elle-même, forte de ses acquis en licence en droit et en économie politique, –non elle n’a jamais pu devenir mathématicienne ; sa mère voulait qu’elle passe l’agrégation de mathématiques ou qu’elle achète des terres dans le nord de la France, sa terre d’origine-, Duras saura réclamer auprès de ses éditeurs ce qui lui revenait de la vente de ses livres. Le père de son fils, Dionys Mascolo, évoquait « Marguerite, avec sa mauvaise foi terrible » (p.770).
Parlant de sa mère, Duras confie que c’est pour résoudre la manière de l’incorporer à son histoire qu’elle s’est rabattue sur la littérature. « Le problème a été pour moi de la faire disparaître derrière elle-même, d’outrepasser sa singularité, de l’assassiner et de la faire renaître de ses cendres. » (p.771). Mais elle sent bien qu’il lui faut justifier ce tour de passe-passe –Imaginons ce qu’a pu en penser l’intéressée ! Peu de critiques se sont questionnés à la sortie du roman sur la véracité des faits, pas plus que les spectateurs ne mettent en doute la réalité rapportée, en revoyant en ce moment sur le site d’ARTE l’adaptation filmée du Barrage avec Isabelle Huppert dans le rôle de la mère. Un documentaire au titre accrocheur, « Pornotropic – Marguerite Duras et l’illusion coloniale », a même été programmé en octobre 2020 dans le cadre de l’émission –remarquable au demeurant- sur les décolonisations, sans que la différence entre réalité et fiction ne soit davantage mise en débat, les paroles de Duras étant prises pour vérité. Celle-ci n’a gardé aucune des lettres reçues de sa mère depuis son départ de Saigon en 1933, léguant à la postérité la seule version de leurs relations jugée digne de sa légende, celle qu’elle aura façonnée sa vie entière. Jean Vallier invite donc le lecteur à prendre avec beaucoup de précautions les affirmations de Marguerite Duras à propos de la personnalité de sa mère et de ses réactions devant les livres de sa fille. Heureusement, un cousin demeuré longtemps auprès de Madame Marie Donnadieu atteste qu’elle a été une femme généreuse, gentille, respectée, très aimée et qui ne fréquentait pas beaucoup de monde ; attachée surtout à l’éducation des jeunes indochinois pour lesquels elle créera avec ses propres deniers une école privée, à l’époque de sa retraite de l’Education nationale.
Il y a toujours, malgré l’usage qu’elle en fait, un fond de vérité dans ce qu’avance Marguerite Duras. Le frère aîné a bien reçu des bijoux de la part de la mère, sans pour autant être un voleur ni le préféré de celle-ci ; la mère ne pouvait se commettre à prostituer sa fille avec l’amant chinois ni le fils aîné la voler sur son lit de mort. D’ailleurs, le plus jeune des fils a davantage vécu avec la mère, il en était le plus proche. Là encore, la prétendue proximité de Marguerite et du jeune frère deviendra en 1981, dans la pièce Agatha, une relation incestueuse. Le biographe insiste : les nombreux connaisseurs de l’œuvre durassienne devraient se souvenir de cette distorsion des faits et ne pas répandre comme faits biographiques des « révélations » qui relèvent de la fiction romanesque ou théâtrale. « Le ferment de cette fiction est une réalité fantasmée, transformée par l’écriture », écrit-il (p.788). L’écrivaine a besoin d’y croire pour pouvoir écrire.
Une chose est de transformer la réalité au service de la fiction, une autre est de faire de sa vie une légende. Pourtant, Marguerite Duras s’y emploie, aidée par la publication de Moderato cantabile et surtout par le succès international du film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour, par la reconnaissance de sa voix, qui correspond également avec ses débuts dans le domaine du théâtre. L’école privée du XVIème arrondissement, trop « bourgeoise », est effacée de la biographie, les études à « Sciences-Po » sont préférées aux certificats en économie politique. Le passage en tant que rédactrice au ministère des Colonies est passé sous silence, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale. Duras rencontre, à la fin des années 40, un homme qui mentait tout le temps, Gérard Jarlot, qui avait trop menti pour écrire, dira-t-elle. Une certaine mesure s’impose donc pour réussir la fiction et « ne pas se coincer dans la doublure », comme l’a écrit si intelligemment la chanteuse et écrivaine Brigitte Fontaine.
Duras écrivait des articles parallèlement à son œuvre littéraire, quand elle manquait d’argent (pour Vogue, Constellation). Celui qu’elle a écrit sur La Callas, qu’elle n’avait jamais vue chanter, l’a fait vivre pendant un an. Le mentir vrai de la littérature a parfois ses raisons pratiques. Le cinéma lui offrira une ouverture à un plus large public. En privé, Marguerite Duras avoue qu’elle s’est sentie dépossédée par l’adaptation du Barrage par René Clément. Alors elle fait du cinéma. Et peu importe qu’elle ne soit jamais allée à Calcutta, son amie Sonia Orwell, veuve de Georges Orwell, y a vécu, est retournée sur place pour revoir la maison familiale. Née en Inde, elle y a passé une partie de son enfance. Il n’en faut pas plus à Marguerite Duras pour réinventer la ville mythique où se croiseront la mendiante, le vice-consul et Anne-Marie Stretter. Ces fréquentations, ajoutées à ses propres souvenirs de jeunesse, ont contribué à nourrir l’imaginaire au moment de l’écriture du Vice-consul et du Ravissement de Lol V. Stein. Celle dont Duras dit avoir porté le deuil toute sa vie, « de pouvoir concevoir la chose, la décrire, la dire, mais de ne jamais l’avoir vécue », comme elle le dit à Pierre Dumayet en avril 1964 (p.1037). Lacan et Duras se rencontreront un soir de juin 1965 à minuit, dans un bar à Paris, pour parler de ce livre pendant deux heures. Le psychanalyste témoigne à cette occasion que, dans le livre, « la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient » et, ce qui est davantage connu, que « Marguerite Duras s’avère savoir sans [lui] ce qu’[il]enseigne » (p.1039), à quoi Duras répond, au cours d’un entretien mené à Montréal, que « c’est un mot d’homme, de maître […] La référence c’est lui […] c’est un hommage qui ricoche sur lui » (p.1090).
Marguerite Duras ne connait pas telle ville de l’Inde mais, comme elle le dira, elle est instruite de son existence. Elle ne peut mieux dire la certitude qui doit habiter l’écrivaine pour pouvoir entrer dans un texte et, simultanément, le caractère vague de l’objet qui s’inscrit dans l’imaginaire, afin de mieux en jouer et le plus longtemps possible. Pour tenter de définir le rôle de la vie intérieure de l’écrivain dans le processus de création, Marguerite Duras dit en 1967 : « Mon être-pilote, mon être-écrivain me raconte ma vie et j’en suis le lecteur. Il modifie ce qui a été vécu hier en raison de ce qui a été vécu aujourd’hui, il classe, clôt les chapitres, en ouvre d’autres, les laisse en suspens en attendant ce qui sera vécu demain, etc. […] Je vois la personne s’écrire, donc historienne d’elle-même. Cet être-pilote agit en elle dans une région que j’appelle l’ombre interne. » L’expression fera fortune parmi les exégètes de l’œuvre, nous renseigne le biographe (p.1133). Ainsi l’écrivaine ne ment pas, quand elle parle de sa vie en collant à la fiction et à l’œuvre ; elle ne fait que lire ce qui a constitué une part de son existence, en se regardant lire, en lectrice de son ombre. De là elle pourra se réincarner en Anne-Marie Stretter, Aurélia Steiner, la mendiante d’India Song, la femme du Camion, toutes les héroïnes qui jalonnent l’œuvre cohérente de Marguerite Duras.
Prenons l’exemple du personnage d’Anne-Marie Stretter, dans Le Vice-consul en 1965 puis India Song en 1975, qui a pour modèle Elisabeth Striedter. Marguerite Duras dit l’avoir bien connue, ses filles aussi à Vinh Long, sur le Mékong, mais E.Striedter n’y est jamais allée et son mari n’y a pas été en poste. L’écrivaine invente mais elle finit par se persuader qu’elle l’a rencontrée, ou poursuit sa fiction, en toute cohérence. En 1977, une petite-fille de E. Striedter informe Duras que sa grand-mère donne une conférence dans sa maison de retraite. Duras se garde bien d’y aller, ce que l’inspiratrice, qui a choisi de ne pas lire India Song ni de voir le film, approuve. Elle décède le 11 octobre 1978. En 1984, Marguerite Duras dira dans un entretien : « C’est quand même étrange que ce soit autour d’un souvenir aussi imprécis, aussi vague, que j’ai tout fait, tout construit, pierre par pierre, toute l’histoire. » (p.1285). Elle affirme qu’elle a eu besoin de cet intermédiaire d’A.M. Stretter, de se mettre à sa place, une femme blanche, bourgeoise, que si elle s’était mise à la place de la mendiante, elle aurait menti.
Dès lors, Marguerite Duras, qui pour beaucoup de passionnés incarne une voix reconnaissable entre toutes, invente des œuvres somptueuses à partir de bribes. Le film India Song est d’abord construit à partir de la bande son, bruits et musiques, ensuite les images s’ajusteront et, une première dans le cinéma, les interprètes ne parlent jamais à l’écran, les voix sont toutes des voix off. Les amis sont réquisitionnés pour les enregistrements. Duras rencontre Carlos d’Alessio, Argentin qui vit à Paris ; « il y avait tout un bal à fournir », dit-il ; le bal à Calcutta était pour lui l’équivalent des bals qu’il avait vécus en Argentine dans les années 40. Les Indes orientales lui étaient inconnues, autant qu’à Marguerite Duras, avec la lèpre, les crépuscules, les amants de Calcutta. « Nous devions les inventer tous les deux en entier », dira l’écrivaine. Le babil de la mendiante ? Recueilli auprès d’une étudiante laotienne rencontrée dans les studios de la Maison de la radio. Les cris du vice-consul de Lahore ? –il n’y a jamais eu de vice-consul à Lahore- Improvisés dans la cour de la Maison de la Radio par Michael Lonsdale qui traversait alors une période très douloureuse de sa vie, venant de perdre plusieurs êtres chers. Pour témoigner des voix de Calcutta, Marguerite Duras fait des prises de son partout : dans des églises, des lieux très bruyants, des caves, des couloirs, partout. Ces voix émergent, dans le film, du désordre et de la nuit.
Après le tournage du Camion, où elle déclare « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique » -, en 1977, Marguerite Duras commente cette déclaration : « Le désespoir politique qui est le mien, celui de tous, devient un poncif du cinéma. […] On est tranquille, tout le monde est désespéré, ça devient un état d’homme. Ça devient un passéisme, et le plus dangereux. Il faut sortir de là, je crois. On nous a appris depuis l’enfance que tous nos efforts devaient tendre à trouver un sens à l’existence qu’on mène, à celle qu’on nous propose. Il faut en sortir. Et que ce soit gai. » (p.1254). Si la littérature peut mener à ce gai désespoir, alors mentir pour inventer sa vie prend une saveur certaine.
Brigitte Riera – octobre 2020