Sens du retrait
Il s’agit bien, dans la réforme dite des retraites de retraiter les Français en âge de travailler encore et de le leur faire savoir. A partir de 1850, on retraite des fonctionnaires, soit on les met à la retraite. Mais retraiter comme on retraite un sujet à reprendre, ou pire, un combustible nucléaire, a tué le sens de « mise à la retraite ». Retraiter s’emploie au Québec pour battre en retraite.
Si on y réfléchit bien, ne s’agit-il pas dans la réforme dite des retraites d’appliquer un traitement aux travailleurs ? Certains se sentiraient bien traités, ceux qui sont déjà à la retraite – alors même que les petites retraites abondent ! -, ceux qui sont nés avant le 1er septembre 1961 et ceux qui n’ont pas besoin de la retraite pour vivre décemment : s’entend qui vivent de leurs rentes ; d’autres se sentiraient maltraités car survivre et travailler tout en restant en bonne santé n’est pas du tout garanti à partir de 60 ans, et avant dans certains métiers dits essentiels. Donc reculer d’un an la faible probabilité d’atteindre le taux plein de sa pension et de gagner un peu de vie en plus ne fait plaisir à personne ou presque.
Un tour du côté du Dictionnaire historique de la langue française, réalisé sous la direction d’Alain Rey, et publié à partir de 1993, éclaire l’évolution du sens du mot retraite, pour mieux percevoir de quoi parle la loi dite des retraites mais qui sera présentée dans le projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale. Le premier sens de retraire (1080) signifiait « raconter, relater », une histoire qu’on nous raconte. Dans le contexte militaire, retraite désigne encore l’action de se retirer du champ de bataille lorsqu’on ne peut s’y maintenir d’où battre en retraite (1644). Aujourd’hui cependant, la retraite ne correspond plus à l’imminence de la mort dans la plupart des cas mais à un temps libre désiré, attendu, parfois davantage par son entourage.
Du rôle social des retraités
Dans un article du 15 février 2023 dans Le Monde, « Repousser l’âge de départ à la retraite, c’est mettre en péril la solidarité entre les générations », Yann Lasnier et Alain Villez, dirigeants de l’association Petits Frères des pauvres, rappellent quelques chiffres. Les personnes âgées isolées sont 2 millions en France à être privées de contacts et à vivre l’isolement social. 49 % des 3,9 millions de proches aidants sont eux-mêmes retraités, sept enfants sur dix sont gardés par leurs grands-parents, selon les chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques. Plus de la moitié des communes de moins de 1 000 habitants sont dirigées par des maires âgés de plus de 60 ans, selon les données de l’Insee. Enfin, 1 retraité sur 3 est bénévole dans une association. 37 % d’entre elles sont présidées par une personne à la retraite. Les femmes représentent près de 60 % des bénévoles dans les domaines du social, du caritatif et de l’humanitaire, et 68 % dans l’éducation et la formation. Et les auteurs de conclure : « Repousser l’âge légal de départ à la retraite, c’est aussi repousser dans le temps ces différents rôles que nos retraités jouent aujourd’hui dans la société et mettre en péril la solidarité entre les générations ».
Cette contribution corrobore l’opinion des syndicalistes qui déplorent que la réforme débattue relève d’une conception du travail qui date des années 1990-2000 alors que les confinements successifs ont fait prendre conscience à des travailleurs de tous âges que la valeur travail a évolué. En premier lieu la réflexion pourrait porter sur la catégorisation des métiers en « essentiels, utiles et contributifs à la cohésion sociale ». Pour ceux qui s’y emploient, les grilles de salaire et les conditions d’exercice du travail doivent être reconsidérées. Puis d’autres conclusions ont émergé de l’expérience post-covid : à quoi sert-il de travailler à plein temps, avec un autre temps plein pour les parents isolés en rentrant à la maison, si c’est pour recevoir une pension mensuelle inférieure et même égale à 1200 € ? Le travail salarié tel que l’ont exercé les générations d’après-guerre, c’est-à-dire occupant la plus grande partie du temps de chacun, est-il encore d’actualité aujourd’hui ? D’autres questions se posent, en nombre, que certains députés ne manquent pas de rapporter dans les débats.
Débattre ou battre en retraite ?
Hélas, les instigateurs de ladite réforme des retraites ont concocté une organisation stratégique des débats. Pour éviter les embûches législatives, le texte de loi sera présenté sous la forme d’un projet de loi de financement rectificative de la Sécurité Sociale (PLFSSR). Ce tour de passe-passe permet aux dirigeants actuels de l’Etat d’éviter de retarder son projet, en usant de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, – agrémenté ici du 47-1-, et en faisant passer un texte sans vote. Cet article autorise de recourir à cette pratique à des fins illimitées lorsqu’il s’agit d’une mesure budgétaire, comme c’est le cas pour le PLFSSR. Enfin, pour faire glisser le tout, il faut noter que le gouvernement conserve le droit d’utiliser l’article 49-3 sur un projet de loi habituel avant l’échéance de la session devant le Parlement.
Que faire ? Pour beaucoup, le choix sera de suivre les mots d’ordre des leaders syndicalistes dans les manifestations et de venir grossir les foules des métropoles et des sous-préfectures pour exprimer ses mécontentements ; pour certains députés, de la France Insoumise, ce sera bloquer des pans du débat au risque de se voir sanctionné et de battre en retraite de sa place à l’Assemblée nationale.
Battre en retraite pour le gouvernement signerait la fin d’une partie significative de sa capacité d’action pendant encore quatre ans, voici ce qu’entendent les auditeurs et téléspectateurs à longueur de soirées. C’est actuellement impensable même si l’idée de faire table rase de la réforme présentée émerge ; avec elle le souhait d’en concevoir une autre, plus en phase avec ce qu’est l’exercice du travail aujourd’hui dans les entreprises et les administrations. Une grande partie de la population active ou retraitée semble plus au fait de cette réalité complexe que bien des élus et législateurs de notre pays, ce qui est un problème grave dans une société.
S’agit-il, avec la retraite, de se retirer du champ de bataille lorsqu’on ne peut s’y maintenir ? Prendre sa retraite n’a pas du tout ce sens-là. Les salariés souhaitent pouvoir quitter un salariat construit au cours de leur carrière pour favoriser d’autres activités : parfois rémunérées, parfois bénévoles, souvent aidantes en termes de cohésion sociale, en vivant autrement le temps dont ils disposent, ce que les générations plus jeunes revendiquent également. Car enfin, dans ce qui est présenté comme une loi de finance, les travailleurs voient bien que c’est leur temps personnel et la façon dont ils souhaitent en user qui est menacé. Ils comprennent que les économies visées leur sont demandées avant même que la valorisation des métiers essentiels ne soit mise sur la table. La stratégie militaire, au service d’un libéralisme féroce, s’est invitée dans ce débat où la réflexion collective attend une orientation démocratique.
Brigitte Riera – mars 2023