La réforme du régime de retraites menée par l’actuel gouvernement français bute sur l’opposition déterminée de larges secteurs de la population. Risquons-en un point de vue, à notre tour – aucunement exhaustif.
Appelons les choses par leur nom. On ne saurait, en effet, parler de réforme des retraites sans en nommer la couleur, les orientations, la facture, ses bénéficiaires et ses perdants. On évitera ainsi de la mettre sur le compte d’un personnage imaginé comme tout-puissant, fut-ce le président de la République. La réforme projetée est clairement et explicitement néolibérale. Aucun doute là-dessus, aucun enrobage non plus. C’est cette réforme précisément néolibérale, ni la première ni probablement la dernière dans la longue histoire des sociétés capitalistes, qu’une minorité défend et une majorité rejette. Quel qu’en soit le sort, elle pousse sur le devant de la scène des enjeux de société d’une rare évidence, aussi visibles que tenaces.
Pour une grand partie des opposants l’allongement de la durée légale du travail, soit du temps contraint, outre une exposition accrue au chômage, vient en diminution du temps voué à des activités choisies, voire du temps qu’ils pourraient vivre ou du moins survivre en relative bonne santé. Cette réforme leur rappelle que leur existence ne leur appartient vraiment pas. La vie et la mort de chacun ne sont pas des affaires exclusivement personnelles. S’y ajoute le fait – massif, contondant – qu’en régime néolibéral le travail, dans la presque totalité de ses modalités, est devenu pénible, vorace, dévorateur de temps et d’énergies, offert aux caprices d’une bonne partie des chefs ou qui se prennent pour tels, générateur insatiable de fatigue physique et mentale chez ses serviteurs. Travailler plus longtemps revient à remplacer encore davantage le leitmotiv du travail bien fait par celui de la soumission au protocole bien respecté. Source de passions tristes, dirait Spinoza. D’autant plus que, paradoxe néolibéral, ce régime qui excelle à accroitre la productivité, crée des richesses qui portent de sérieuses atteintes à la planète Terre, compromettent l’avenir des nouvelles générations, sans pour autant assurer le bonheur des actuelles. Régime nullement soucieux de distribution et de partage – sauf en direction de ses actionnaires.
Par ailleurs, cette réforme néolibérale des retraites s’inscrit dans un deuil jamais définitivement élaboré. On ne se résigne guère, en effet, à ce que le sort des salariés diffère de celui des esclaves, même si parfois les différences en termes de conditions de travail et de rétribution s’avèrent plutôt subtiles. On s’offusque du fait que les intéressés prétendent à autre chose que ce qu’ils ont déjà, ou qu’ils rechignent à vivre avec encore moins. Mais cette tendance pas toujours souterraine qui pousse à identifier salariés et serfs entraine peu ou prou une réduction du nombre et des ressources des consommateurs sans lesquels, pourtant, le néolibéralisme ne peut fonctionner. Et c’est là une autre de ses contradictions constitutives – et irrésolvables.
Pour les uns, le temps c’est de l’argent ; pour d’autres, le temps c’est de la vie. Pour tous, la réforme néolibérale des retraites comporte des enjeux économiques auxquels cette réforme ne se réduit aucunement. L’entêtement à le sous-estimer, voire à l’ignorer, fait partie de la gouvernance néolibérale des sociétés. A l’inverse, le reconnaitre, le savoir dans son corps, sa tête, son cœur, réunit ceux et celles qui veulent, qui imaginent, qui contribuent à ce qu’une autre société, une autre vie devienne enfin possible.
Saül Karsz – février 2023