Elles descendent du car qui a amené tous les élèves de première d’un lycée agricole au pied d’un sentier Art, Nature et Patrimoine qui grimpe à travers la montagne. Emmitouflées dans leurs doudounes, elles sont 9 filles de 16 ou 17 ans en formation SAPT « service aux personnes et aux territoires » au sein de ce lycée.
La proposition de sortie faite par l’association culturelle, pour laquelle j’interviens en tant que formatrice, a pour objectif de sensibiliser à l’environnement, le soin au vivant, mais aussi de susciter attention, curiosité et créativité et de participer à la prise de conscience de la complémentarité entre vivants, animaux, plantes, humains : aux principes qui régissent des comportements responsables relevant de l’écologie politique.
Il fait deux degrés ce matin-là et elles se demandent bien ce qu’elles sont venues faire dans cette galère. Après avoir distribué à chacune carnet à dessin, crayon et des sachets pour collecter, chemin faisant, des échantillons de plantes, des pierres particulières ou ce qui leur paraîtra digne d’intérêt (parce que c’est beau, bizarre, inconnu ou reconnu) pour un temps d’analyse ultérieur, elles empruntent le chemin escarpé balisé de trognes multi centenaires. Les gros chênes, nous explique le spécialiste de la taille, ont survécu aussi parce qu’on a pris soin d’eux par une taille adaptée et régulière, parce qu’ils se sont renforcés au cours des tempêtes. A mi-route, je propose un arrêt pour prendre l’empreinte des écorces. Des carrés de coton blanc sont apposés sur des arbres et tenus par deux camarades, la troisième, en frottant un morceau de charbon de bois, révèle sur le tissu les aspérités et les dessins que l’écorce imprime. Trace mémorielle qui, détachée de son support, produit une œuvre abstraite, mémoire brisée reflétant les aspérités de l’écorce sans en donner la trame. Pour faire lien avec la formation de ces jeunes filles, la confusion et la communication particulière de certaines personnes dites désorientées est alors évoquée.
Après un pique-nique autour du feu, les trésors collectés sont étalés sur un tissu et chacune évoque pourquoi elle les a choisis. Le lavandin ou l’immortelle offrent des parfums qui rappellent des moments particuliers. Un petit os, vertèbre de cabri, provoque un débat sur le caractère sacré des ossements. Je propose ensuite que la découverte se fasse les yeux bandés et assises près du feu ; elles évoquent longuement la différence qu’il y a entre la vision directe, qui fait croire qu’on a tout découvert de l’objet, et sa découverte – sans l’aide de la vue – avec ses mains, son odorat, en faisant résonner les trouvailles, modalités plurielles qui permettent d’apprécier les aspects multisensoriels des objets et de s’en construire une représentation sensible plus riche. C’est dans ce temps que seront abordés les jeux que spontanément les tout-petits mettent en œuvre mais aussi les gestes répétitifs de certaines personnes désorientées ou autistes. Pour la descente, les élèves, par trois, auront à guider une ou deux de leurs camarades qui garderont les yeux bandés. Chacune pourra ainsi expérimenter les rôles de guide et de Non- voyant temporaire.
Malgré l’interrogation initiale – qu’est-ce qu’on vient faire dans cette galère ? -, malgré des échanges avec certaines élèves qui énoncent leur refus, à l’issue de leur formation, de s’inscrire dans le métier vers lequel elles se dirigent, un chemin semble se frayer pendant cette journée sur ce qui leur semble difficile à exprimer. L’une dira qu’elle comprend maintenant pourquoi elle a tant pleuré pendant son stage en crèche : elle n’a pas bénéficié de soins de cette qualité. L’autre évoquera la tristesse et la solitude des personnes vivant en EHPAD. Leur professeur, étonnée assiste à ces échanges. Sur toute la partie sensible de leur travail, elles relèvent l’attention à la différence, au rythme de chacun, la richesse de la mémoire, l’intérêt de son évocation. Elles remontent dans le car en riant et en regrettant que cela n’ait pas duré plus longtemps.
Et pourtant, revenues au lycée, elles répètent à leur professeur qui sollicite un retour sur la journée la même réponse qu’à l’arrivée, « on se demande ce qu’on est allé faire là-bas ».
Le professeur en déduit : « manque d’ouverture culturelle, difficulté à comprendre et concevoir une approche philosophique ou symbolique, petit niveau scolaire, surprotection familiale/sédentarité, omniprésence des écrans ».
Une autre analyse pourrait être envisagée. Ce que ces jeunes filles ont donné à voir sur le moment est un intérêt réel aux exercices proposés, qu’ils soient d’observation, d’expérimentation ou d’analyse des situations vécues. Les associations libres qu’elles ont énoncées ont toutes une grande pertinence. Alors pourquoi un tel retour à leur professeur ?
Le regard posé par le professeur est disqualifiant et exprime sa défiance dans une éventuelle évolution de ses élèves, la reconnaissance de leurs capacités serait pourtant un facteur de développement. Est-il possible à ces jeunes, insérés à leur corps défendant dans des formations où l’on dirige par défaut les élèves dits en échec scolaire, de faire leur un projet professionnel imposé et ne bénéficiant pas d’une reconnaissance sociale valorisante ?
En critiquant unanimement cette journée, elles renvoient au professeur le regard critique que celle-ci leur adresse. Il ne peut être question de valider cette expérience originale, d’autant qu’elles se sont exposées en évoquant certaines de leur difficultés. Il est peut-être préférable pour tous que tout cela soit dénié. Dans le même temps, elles se protègent et protègent leur professeur qu’elles valident dans ses représentations et sa pédagogie. Il n’y aurait donc pas de sortie intéressante.
Et pourtant l’ouverture dont elles ont témoigné devrait être accompagnée au long cours. Une telle démarche permettrait analyse de ce qui pourrait motiver refus et engagement dans ces métiers.
La capacité de pensée est un apprentissage : faire des liens entre les situations, mettre en mots des ressentis, les confronter à ceux des autres (de milieu et de culture différents) et les analyser. L’école peut-elle contribuer à cet effort incontournable ?
Monique Carlotti -avril 2023