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Plan de l’intervention de Marion Pouliquen à la Conversation du 17 mars 2022 « Quel féminisme ? »

I.Définir un sujet « femme », une condition à la constitution de l’action politique féministe ?

3 vagues du féminisme en France, et nous serions, selon certaines chercheuses (Aurore Koechlin par exemple) en train de vivre la quatrième vague :

  • 1ère vague: de la fin du XIXe au début du XXe siècle=> mobilisation de femmes pour obtenir les « mêmes droits » que les hommes et notamment le droit de vote (en Angleterre -> mouvement des suffragettes)

Quelques noms en France :

  • Courant réformiste -> Maria Desraimes (l’éducation des filles et de l’égalité des droits civils)
  • Courant plus radical : Hubertine Auclert (suffrage et éligibilité des femmes : droits politiques des femmes)

Deux arguments principaux dans la campagne suffragiste :

  • Inspiration de la Déclaration des droits de l’Homme
  • Argumentation d’une spécificité féminine : les femmes doivent être représentées car elles ont une expérience et une sensibilité particulières, enrichissantes pour la vie politique.
  • Théories naturalisantes qui postulent que les femmes sont naturellement altruistes, douces, et dévouées et que cela complèterait pertinemment une politique masculine jugée belliqueuse. Si la rhétorique essentialisante ne questionne pas le caractère construit d’une distinction de genre (appelée « différence des sexes ») elle permet néanmoins de pointer la prétendue neutralité générique qu’annonce la Déclaration des droits de l’Homme (homme étant, dans les faits, compris du point de vue du « genre masculin »)
  • Cette première vague repose ainsi sur la définition d’une condition naturelle féminine homogène. Or, déjà au XIXe siècle, aux États-Unis, l’ancienne esclave afro-américaine Sojourner Truth interpelle les mouvements féministes américains sous la formulation de la question « Ne suis-je pas une femme ? » (Ain’t I a woman ?) : en cela, elle interpelle les mouvements suffragistes sur leur utilisation du vocable « femmes » mobilisé sous la forme d’une apparente universalité, qui ne renvoie en réalité qu’à la situation particulière des femmes blanches. En effet, ces mouvements mobilisés pour le droit de vote des femmes – blanches -, refusent de s’allier avec les femmes noires, ne considérant pas ces dernières comme des femmes.
  • 2ème vague(années 1970) : renouvellement des luttes féministes à partir d’une problématique assez centrale : il faut « partir de soi » c’est-à-dire de son expérience personnelle pour fonder une action politique féministe (le célèbre « le privé est politique »). Or, comme nous allons le voir à partir de la réflexion de Léa Védie, « partir de soi » c’est nécessairement délimiter « ce qui relève des luttes féministes et ce qui n’en relèvent pas » / délimiter une « lutte à soi » et une « lutte des autres » => C’est dans la sphère dite privée et dans des expériences qui ont trait à l’intimité que se joue, pour partie, l’oppression des femmes (foyer, couple, famille, corps, sexualité, etc.) ; il faut donc faire du personnel un terrain de lutte. Ici, le personnel est politique, car il est commun à un grand nombre de femmes, et l’enjeu qui sous-tend la politisation de la première personne est d’opérer un changement de perspective : des problèmes auparavant perçus comme individuels sont désormais perçus comme la manifestation d’une condition et d’une oppression communes.

Contre quoi émerge ce postulat ?

  • Contre ce que Sirma Bilge nomme un « monisme »:

Extrait de Sirma Bilge, « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe », L’Homme & la Société, vol. 176-177, no. 2-3, 2010, p. 51, Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2010-2-page-43.htm

« Le monisme renvoie à un rapport au monde univoque, à une conception postulant l’existence d’une domination fondamentale dont découleraient les autres dominations, mineures celles-là, et dont les structures seraient modelées par la première. Dans l’approche moniste, il n’est pas tant question de nier l’existence d’autres rapports de domination, que de les subordonner au rapport fondamental ».

  • Monisme largement porté par les mouvements d’extrême gauche de l’époque => idée que « c’est en se libérant du capitalisme que l’on libérera les femmes ».
  • Contre la dichotomie privé/public:

Extrait de Christine Delphy et Diana Leonard, « Que veut dire « le privé est politique » ? (Partie 3), Amour, hétérosexualité et rapports de classe, Les mots sont importants [En ligne], 2019, Disponible sur : https://lmsi.net/Que-veut-dire-le-prive-est-politique-3

« [Le slogan « le privé est politique » sous appréhende sous deux aspects :]

Tout d’abord, un aspect théorique, qui affirme que la division entre sphère publique et sphère privée est fausse ; que cette division elle-même est une construction sociale et une idéologie. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas divisé en une sphère publique de rapports de travail et de pouvoir, socialement construits et une sphère privée de rapports existant hors du champ du travail et du pouvoir, et « naturels ». Les rapports familiaux, sexuels et amoureux sont tous construits socialement et ils impliquent tous des rapports de pouvoir genrés. À cet égard, le slogan requérait une analyse politique de rapports qui étaient par ailleurs considérés comme relevant du don et de l’intime. »

  • Le problème de « partir de soi » => quel est « ce soi » ? Inclut-il les conditions matérielles des femmes lesbiennes pour qui le privé, dans la sphère du couple lesbien, n’inclut pas les questionnements relatifs à la contraception, au viol conjugal et à l’avortement ? ; comprend-il la question du viol des femmes noires et leur réticence à porter plainte à l’aune de la criminalisation des hommes noirs par le système judiciaire français et la peur de ces femmes de participer à cette criminalisation raciste ?

En outre, faire de la catégorie « hommes », « l’ennemi principal » du féminisme empêche de penser que tous les hommes ne se trouvent pas systématiquement du côté des « dominants » dans les rapports de pouvoir.

II.3e et 4e vague : l’intersectionnalité en question

Avec la 3e vague, la définition d’une catégorie « femme » qui serait un préalable à l’action féministe est interrogée à nouveaux frais (rappel : ces discussions existent déjà auparavant mais sont accentuées par l’émergence de luttes issues du « mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) fondé en 1993 et actif jusqu’en 2006 [qui] formulent une critique politique du réductionnisme de classe au sein de la gauche » ou encore les luttes issues de « la coordination des lesbiennes en France (CLF) qui met au jour la notion de « lesbophobie » (=double discrimination, sexiste et homophobe)

Extrait de Fania Noël « L’intersectionnalité dans Elsa Dorlin (dir.), Feu ! Abécédaire des féminismes présents. Libertalia : « A la fin des années 1990, l’augmentation numérique de français.es issu.es de l’immigration postcoloniale conduit à un changement de paradigme dans le discours antiraciste en France. L’horizon n’est plus le pays d’origine mais la France qui a fait naître ces nouvelles générations. Ce déplacement produit un questionnement du cadre imposé par la gauche, en rejetant l’idée que la classe opère comme front primaire de lutte. Des groupes comme le mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) fondé en 1993 et actif jusqu’en 2006, formulent une critique politique du réductionnisme de classe au sein de la gauche. »

Cette interrogation sur le geste définitionnel d’un sujet « femme » qui serait la condition sine qua non aux processus de politisation féministe est formulé dans le livre Trouble dans le genre de Judith Butler : elle interroge la manière dont « le postulat politique selon lequel il faut au féminisme une base universelle à trouver dans une identité présumée transculturelle va souvent de pair avec l’idée que l’oppression des femmes aurait une forme spécifique, identifiable au niveau de la structure universelle ou hégémonique du patriarcat, ou encore de la domination masculine. La conception d’un patriarcat universel a été largement critiquée au cours de ces dernières années pour son incapacité à rendre compte des mécanismes concrets de l’oppression de genre dans les divers contextes culturels où celle-ci existe. »

On peut légitimement avancer que Butler doit cette réflexion à la formalisation de l’intersectionnalité par K. Crenshaw. Je parle ici de formalisation car comme j’ai souhaité le montrer en 1ere partie => co-construction des luttes féministes avec la question toujours renouvelée du sujet du féminisme => qui sont les femmes ? Ce qu’on peut appeler aujourd’hui des « sensibilités intersectionnelles » existe déjà avant le texte de Crenshaw => elles formalisent ces réflexions en une notion, pensée comme un outil analytique.

  • Que signifie l’intersectionnalité ? Qu’implique cet outil analytique pour les théoriciennes, militantes et organisations féministes qui s’en emparent ?

Un outil analytique critique :

Analyse de « la marginalisation de la question de la violence contre les femmes (de couleur) induite par les politiques féministes et antiracistes » :

  • Dans des milieux antiracistes => on évite d’aborder la question sexiste (ou des violences conjugales) de peur notamment de produire une division au sein du mouvement et de conforter des stéréotypes racistes (qui attribueraient une violence pathologique aux hommes noirs).
  • Dans des milieux féministes => insistance sur le fait que les élites sont aussi concernées par le problème des violences conjugales (stratégies féministes et antiracistes qui consistent à éviter encore une fois l’association classes populaires/ classes violentes) fait craindre l’invisibilisation du caractère spécifique des violences adressées aux « femmes marginalisée » (notamment, noires et pauvres). (Crenshaw).
  • Résolument axé sur l’analyse des rapports de pouvoir raciaux => car l’analyse intersectionnelle est d’abord une critique d’un monisme féministe qui tend à faire du racisme une « oppression spécifique » c’est-à-dire une excroissance d’une oppression jugée universelle que serait le patriarcat. Il y aurait d’abord le groupe des femmes auquel s’ajouterait des spécificités : noires, musulmanes, lesbiennes, handicapées etc.
  • Intersection ou intersectionnalité ?
  1. Danièle Kergoat : contre l’intersectionnalité, pour la « consubstantialité »

Pour la sociologue Danièle Kergoat, l’analyse intersectionnelle implique l’identification de positions/catégories homogènes « déjà-là / déjà constituées » => femme / noire / pauvre. Or, pour la sociologue, ce type d’analyse « revient à figer des catégories ; à les naturaliser ». Précisément, cela empêche de penser le caractère dynamique, culturellement et historiquement situés des rapports de pouvoir. Postuler que certaines femmes se trouvent en situation de multipositionnalité à l’intersection de plusieurs dominations (femme + noire + pauvre), c’est reconduire une analyse fixiste des rapports de pouvoir (conçus comme étant figés dans le temps et s’exerçant de manière uniforme et universelle). Pour Kergoat, une telle analyse évacue l’idée selon laquelle les rapports sociaux de genre, de race et de classe se reproduisent et se coproduisent mutuellement.

A ce titre, il convient mieux, pour D. Kergoat, de parler de « consubstantialité » c’est-à-dire « l’entrecroisement dynamique complexe de l’ensemble des rapports sociaux, chacun imprimant sa marque sur les autres ; ils se modulent les uns les autres, se construisent de façon réciproque » (p.120).

Si l’analyse de Kergoat est ici tout à fait pertinente en cela qu’elle rappelle « le caractère dynamique des rapports sociaux » c’est-à-dire que les rapports sociaux doivent toujours être historicisés, analysés en contexte sans que cela empêche l’identification d’invariants.

Pour ce qui concerne la division sexuelle, Kergoat identifie deux invariants :

  • le principe de séparation (travail d’homme versus travail de femme)
  • le principe de hiérarchie (un travail d’homme « vaut » plus qu’un travail de femme).
  1. La critique de Kergoat : un contre-sens ?

La critique qu’elle propose rejoint en fait les ambitions portées par les ambitions intersectionnelles.

La notion d’intersectionnalité n’invite pas à penser un modèle arithmétique des dominations, « des propriétés sociales s’ajouteraient comme autant de handicaps ou d’atouts fonctionnant indépendamment les uns des autres » (sic. Chauvin et Jaunet) mais bien au contraire l’articulation des rapports sociaux de genre, de classe et de race => perspective holiste de la domination.

C’est aller à contre-courant d’une pratique que l’on entend de plus en plus aujourd’hui : il faut laisser parler « les 1ères concernées » qui laissent entendre que les femmes blanches, par exemple, ne seraient pas concernées par les rapports sociaux fondés sur la race : il y aurait les « premières concernées » et les non-concernées -> une manière de s’extraire du rapport de domination.

A titre d’exemple et pour reprendre l’actualité : le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a annoncé avec Marlène Schiappa vouloir renforcer les effectifs de la police dans la prévention des violences conjugales et féminicides / les former à l’accueil des victimes de violence conjugales et, en même temps, on constate que les violences policières exercées sur les personnes racisées ne donnent pas lieu à des condamnations en justice des policiers incriminés.

Une analyse intersectionnelle invite à lire, comme l’avance la doctorante Liza Hamel, ces deux actualités ensemble => elles ne sont pas on concurrence mais traduisent au contraire la manière dont le gouvernement, au prétexte d’une prise en compte des violences conjugales (dont par ailleurs il se contrefout), renforce ses effectifs de police et peut ainsi justifier davantage de violences et de présence dans l’espace public de la police (davantage donc de contrôles sur les hommes noirs et arabes, entre autres).

L’intersectionnalité permet en ce sens non pas d’orienter l’analyse vers la prise en compte d’un seul rapport social, d’un seul système d’oppression (dans ce cas, dans l’exemple cité => l’on pourrait totalement se réjouir que le gouvernement considère enfin les violences vécues par les femmes dans l’espace public) mais d’envisager une approche holiste de la domination qui considère le caractère dynamique des rapports sociaux.

En ce sens, il n’y a pas de personnes plus intersectionnelles que d’autres ; il n’y a pas les femmes et plus loin les femmes qui « cumuleraient » plusieurs positions dominées ; mais on peut au contraire envisager un sujet du féminisme dont les pratiques sont ambivalentes / ambigües et rarement homogènes.

Marion Pouliquen – mars 2022

 

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