Se déplacer en co-voiturage, vivre en co-location et travailler en co-working : peut-on encore échapper à ces formes du vivre-ensemble commençant par « co » ? Ce préfixe traduit-il une évolution plus co-llective des rapports sociaux ou un habile recyclage d’arrangements vieux comme le monde ? Si la co-location permet de partager un appartement, plus précisément partager les frais qu’il engendre, elle est devenue un mode de vie choisi plutôt que subi, avec ses codes, ses préceptes, sa dimension amicale. Le co-voiturage a transformé une vieille pratique, l’auto-stop, en une répartition des coûts du trajet et – si possible – des conversations intéressantes et de la bonne humeur. Le co-working, quant à lui, vise à répartir un espace de travail cosy misant sur la convivialité et la diversité des compétences entraînant émulation et créativité…
Par l’adjonction du préfixe « co », l’idée d’horizontalité, de faire-ensemble s’infuse… Une opération idéologique bien pratique transforme la nécessaire recherche d’économies en un choix de vie collectif, présenté comme alternatif, voire é-co-logique. Ajoutons à cela les GPS que la communauté des conducteurs co-anime, les financements collaboratifs, les appartements entre particuliers, la disruption de nombreux services, des taxis, des livreurs de nourriture à vélo ainsi que la co-production de savoir avec Wikipédia… Au fronton de ces opérateurs, confiance et partage sont les valeurs les plus souvent déclamées. Mais à y regarder de plus près, cette confiance peut ne pas être qu’une autre forme de contrôle via l’évaluation des utilisateurs, induisant des relations obligées, presque diplomatiques. En effet, la “note” de l’utilisateur indiquant le degré de confiance (sérieux, organisation, sociabilité, disponibilité, ponctualité) conditionnera l’afflux – ou pas – d’autres utilisateurs et représente donc un enjeu pour l’accès à ces services. Quant au partage, brandi comme valeur qui évoque une logique du don, il vise bien plus ici à mutualiser les ressources dans un rapport marchand.
Tous ces sites et dispositifs ont été rangés sous la bannière de « l’économie collaborative”. Si elle repose majoritairement sur la mise en commun d’un bien ou ressource en s’appuyant sur la collaboration des utilisateurs et sur l’absence apparente d’une hiérarchie verticale, cette économie a rapidement montré que les relations marchandes et hiérarchiques s’y sont reconfigurées. Les utilisateurs deviennent entrepreneurs d’eux-mêmes et une récente grève des conducteurs d’Uber montre bien que leur protection sociale est réduite à néant. Les bénéfices ne sont pas redistribués entre utilisateurs, mais vont aux actionnaires de ces start-ups. Pour toutes ces raisons, il est donc plus juste de parler d’”économie contributive”, comme une des configurations récentes du libéralisme.
Le travail social n’est pas exempt de ces évolutions : l’injonction à la co-opération faite autant aux travailleurs sociaux qu’aux familles figure à toutes les pages des projets institutionnels ou presque. Le projet individualisé est censé se co-construire avec l’usager. Les parents séparés sont invités à exercer leur co-parentalité. Ainsi F. de Singly écrivant « Libres, ensemble » (2005), déplie-t-il le paradoxe des évolutions des rapports sociaux concentrées dans ce préfixe « co » : il ne s’agit plus d’un collectif, mais d’un ensemble électif d’individus co-optés, une communauté d’individus qui se côtoient dans un but commun, autour d’une contractualisation valable un temps donné. Réalité ou représentation ? Refonte des rapports de domination, retour du démocratique ou plutôt euphémisation du pouvoir, reconfiguration modernisée de l’autorité ? Je pose la question aux co-llègues.
Jérôme Delfortrie – avril 2017