Dans les Actualités Sociales Hebdomadaires du 10 mai 2013, Serge Paugam relate l’enquête qu’il a menée sur la présence de personnes pauvres dans une bibliothèque parisienne (centre Pompidou) : « Que viennent chercher les personnes pauvres dans un lieu a priori réservé au travail intellectuel ? ». Ainsi est formulée la question du sociologue qui exposant des éléments de sa méthode de recherche expose également sa manière de concevoir et de pratiquer la sociologie.
Première remarque
La catégorie de « personne pauvre » est utilisée comme allant de soi. Nul souci de définir ce que recouvre cette notion. Le sociologue procède sans plus d’explications à un choix parmi les personnes dites pauvres, il délaisse celles qui ont une tenue vestimentaire délabrée et peuvent sentir mauvais et porte son regard vers celles qui passent « inaperçues ».
Deuxième remarque
Difficulté méthodologique : comment identifier un pauvre qui passe inaperçu ? Le chercheur trouve la solution : ce pauvre-là consulte les offres d’emploi, passe beaucoup de temps dans l’espace auto-formation, vient durant les heures de travail (sous-entendu, il est sans emploi). C’est un usager décalé dans un lieu réservé au travailleur intellectuel, supposé, lui, désintéressé, qui ne consulte des offres d’emploi ni ne cherche à s’auto-former. Des pratiques insuffisamment nobles pour être qualifiées d’intellectuelles ?
Troisième remarque
Serge Paugam semble ne pas concevoir que lesdits pauvres viennent en bibliothèque consulter des ouvrages qu’ils ne peuvent pas s’acheter, et-ou qu’ils ne peuvent pas lire dans des conditions minimales de confort. C’est notamment le cas d’un nombre croissant d’étudiants et d’enseignants vacataires, assujettis à une précarisation économique.
Quatrième remarque
Selon le sociologue, les personnes pauvres viennent chercher à la bibliothèque ce que les services sociaux ne leur apportent pas, en particulier la possibilité de faire des rencontres et de maintenir le lien social. Une obsession les taraude : « se fondre dans la masse des lecteurs ordinaires car le risque d’être assimilées à des pauvres assistés ou marginaux leur est insupportable ». Qu’est-ce qui distingue un pauvre tout court d’un pauvre assisté ou marginal ? Le chercheur n’en dit rien.
Que penser de cette enquête sociologique ?
Qu’en prétendant analyser le sens de la présence de personnes dites pauvres dans une bibliothèque, le sociologue pratique une sociologie de sens commun : notions pas définies, hypothèses non vérifiées, affirmations non argumentées. Quid alors du risque de stigmatisation des personnes pauvres induit par cette enquête qui se voulant sociologique est censée nous aider à nous déprendre des lieux communs, à nous méfier des évidences ? En fait, s’agit-il d’une enquête qui découvre des réalités ou d’un commentaire qui confirme des préjugés ?
Enjeu idéologique de taille dans la manière de pratiquer la sociologie en régime néolibéral. Producteur inlassable de pauvreté, le néolibéralisme parvient à faire pénétrer dans les esprits l’idée que des personnes sont pauvres parce qu’elles sont fragiles, dépendantes, et en rupture de liens sociaux. Le sociologue exclut cette lecture de son enquête qui s’apparente plus à une sociologie de confirmation de l’ordre des choses qu’à une sociologie critique, celle d’un sport de combat pratiquée par Pierre Bourdieu et bien d’autres.
Joël Pouliquen – Juin 2013