Au départ, un curé bien placé dans la hiérarchie ecclésiale lyonnaise se livre à des pratiques pédophiliques sur de jeunes garçons confiés à son magistère, ce qu’il avait lui-même évoqué à son entrée au séminaire. Ensuite, ses supérieurs jettent un voile pudique (!) sur ses agissements tout en le gardant parmi eux. Ensuite encore, adhésion franche et sincère de ces personnages à des mouvements comme la Manif pour tous, afin de protéger les familles et les enfants des menaces extérieures – mais apparemment pas des pratiques internes… Voilà, succinctement résumés, des faits scandaleux qui suscitent de fortes condamnations, y compris au sein de L’Église catholique. Mais en quoi précisément ce scandale est-il scandaleux ?
Ce n’est pas une affaire de personnes seulement, ni de familles, ni même d’attitude de tel ou tel cardinal. On ne saurait réduire l’affaire aux agissements d’une ou plusieurs brebis galeuses – qui ne peuvent aucunement agir en l’absence d’un puissant réseau de complicités implicites et explicites. Donnée complémentaire, nullement secondaire : souvent, gouverner suppose des accommodements divers et variés, dont la mise en sourdine – pendant des périodes plus ou moins longues – des principes auxquels on tient et pour lesquels on se bat.
Comme toute autre, l’institution ecclésiale est aussi un dispositif de gestion des pulsions. En atteste la longue histoire des pratiques des hommes et des femmes d’Eglise. La solution adoptée par l’Eglise – le célibat – ne peut fonctionner sans anomalies réitérées ni dérogations récurrentes. La règle est qu’il y ait des exceptions. Le célibat n’implique pas l’abstinence sexuelle mais l’évitement de certaines modalités de sexualité. La même logique préside à la sainteté : le saint a rudement besoin de la faute, explique Hegel à propos d’Ignace de Loyola qui se flagelle à répétition pour montrer à Dieu combien son corps souffrant lui importe peu et qui, ce faisant, ne songe donc qu’à son corps dont il obtient d’insondables et répétées jouissances.
Un imaginaire assez répandu insiste sur la pureté virginale de l’Eglise et autres appareillages de pouvoir matériel et symbolique strictement voués à leurs buts officiels, en-deçà et au-delà de l’amour et de la haine, des ardeurs et des déceptions, des coups bas, des coups de foudre et même des coups d’Etat. Leurs personnels seraient des automates démunis d’inconscient qui ont renoncé à tout plaisir terrien pour se consacrer corps et âme à leur dieu religieux ou laïc. C’est uniquement de ce point de vue que des affaires comme celle de Lyon sont censées ne pas arriver. Mais elles arrivent bel et bien.
En effet, tôt ou tard l’imaginaire bute sur le réel. Comment se rapporter à la divinité sans satisfactions incomparables et sans extases prolongées chez celui ou celle qui s’y adonne individuellement et en collectivité – mais aussi sans impossibilités intenses et sans frustrations douloureuses à sublimer, à défaut de colmater ? Comment ne pas céder à un péché dont on est intimement et inexorablement porteur ? Si la chair est faible, c’est bien parce que le désir est impitoyable. In fine, il est logique que ces affaires arrivent, et pas qu’une fois. Elles ne relèvent pas que de l’ordre privé, ni ne sont non plus exclusives de L’Église.
Le scandale émerge du décalage entre, d’une part, une certaine configuration idéologique, une morale à propos de ce qu’est un enfant, ce qu’on peut ou pas faire avec lui, une représentation du fonctionnement d’une institution telle L’Église et, d’autre part, les pratiques effectives, les dispositifs institutionnels, les comportements réels où ladite idéologie devrait s’incarner. Le scandale ne réside pas dans le sexe, qui n’existe pas en soi, détaché de l’histoire sociale et des avatars subjectifs au sein desquels il revêt chaque fois des significations fort disparates Le scandale résulte de la mise en échec d’une idéologie qui, par temps normal, semblerait coïncider avec le monde tel qu’il va. L’idéologie religieuse bute sur le réel des religieux et des appareils religieux.
Quant aux dénonciations de cette affaire lyonnaise, elles se font d’autant plus acerbes qu’elles rêvent de loger le scandale complètement ailleurs ; les scandalisés se montrent d’autant plus véhéments qu’ils estiment que, de la sorte, ils refoulent les tumultes, déviations et monstruosités très au-delà de chez eux. Espoir vain.
Saül Karsz – Avril 2016