You are currently viewing Questions sur le père

Dans son ouvrage « Les enjeux de l’adolescence » [Ed Michèle, 2010], Hélène Deltombe, psychanalyste, s’interroge sur le déclin de la fonction paternelle. Elle observe que la triangulation œdipienne devient problématique dans beaucoup de familles, non seulement parce qu’un père n’est pas toujours présent, mais surtout parce que sa parole ne compte pas et n’est pas portée dans les dires de la mère. Pour autant, Hélène Deltombe se défend de toute croyance à propos d’une époque mythique où les pères auraient été à la hauteur de leur présupposée puissance. Cependant, les métaphores utilisées en termes de « déclin », « carences » sont particulièrement ambigües. Ne serait-il pas plus raisonnable d’évoquer des mutations dans les différentes manières de faire le père ? Voire, de rendre compte des postures qui n’abondent pas dans le sens du père fouettard ?

Inquiète des identifications chez les adolescents, H. Deltombe considère les conduites à risque comme une manifestation typique des carences paternelles. Elle illustre son hypothèse par une interprétation très particulière du film « La fureur de vivre », avec James Dean en adolescent particulièrement déstabilisé : « La force réelle et symbolique qu’il aurait voulu trouver chez son père, pour affirmer sa virilité, est remplacée par des insignes de virilité qui comblent ce manque sur un mode imaginaire, factice : les motos, la vie en bande, les blousons noirs, les bottes, etc. C’est l’exhibition d’un mode de vie qui donne une impression de puissance, mais sans réelle subjectivation du processus de sexuation car il s’agit plutôt d’une virilité imaginaire : rivalités, haines, cruauté, insultes et coups, vengeances » [p.60]. Interprétation passablement crédule et réductrice : «  Le film pose la question de savoir comment un fils peut-être fort si son père est faible, et y apporte une réponse sur le thème de l’identification au semblable ». Déclin de la puissance paternelle = virilité imaginaire = faiblesse psychologique : pareille interprétation risque de carrément saborder degré le travail théorique et clinique de la psychanalyse ! En effet, depuis quand cette construction éminemment idéologique qu’est la virilité ne comporterait pas de dimension imaginaire ? N’est-ce pas Lacan, justement, qui en affirme le caractère desemblant, « les femmes étant plus homme que l’homme » [Séminaire 24, mai 1977] ?

Selon H. Deltombe, le déclin paternel produit une perte généralisée des repères : « Le processus d’identification au semblable s’est substitué à l’identification au père » [p.60]. Etrange méconnaissance du fait que la société produit des incitations, des modèles, des exigences à propos des manières de faire le père ou la mère, d’endosser des rôles d’adultes ?

A son tour, cet effondrement paternel devient véritable symptôme social : « Ce ne sont plus les pères qui aujourd’hui sont renversés, ce sont les jeunes qui sont exclus, car il s’agit de plus en plus d’une société sans pères » [p60]. Faut-il déduire que les conduites à risques, l’échec scolaire, les questions de genre, les phénomènes dits d’exclusion, les comportements addictifs… sont corrélés à  l’hypothèse du déclin paternel, voire à la disparition pure et simple du père symbolique ?

Cette vulgate psychanalytique a un nom : psychologisme. C’est là une tendance forte chez nombre de « psy » qui se risquent à épuiser la totalité des fonctionnements individuels et collectifs par le recours la seule dimension psychique, les conditions matérielles d’existence [conditions de vie, idéaux, décisions politiques, rapports économiques…] y jouant un rôle secondaire. On traite alors du père au singulier et non pas des pères au pluriel, toujours insérés dans des couches et classes sociales, soumis à des conditions socio-historiques qui facilitent ou pénalisent leur manière d’exercer la dite fonction paternelle. Au-delà et en deçà des enjeux sociaux, le père est une réalité métaphysique, il est essentialisé. La doxa psychanalytique fait alors de la métaphore paternelle une donnée naturelle indépendante des configurations familiales et culturelles qui questionnent cette supposée universalité.

On sait cependant que Lacan pluralise les Noms-du-père[1] afin de démultiplier les représentants de la fonction paternelle, ainsi désolidarisée du seul père réel. H. Deltombe le rappelle : « Il [Lacan] a aussi indiqué la conversion nécessaire à faire d’une situation sociale où prévalait le Nom-du-Père, vers une société où peuvent être efficients des Noms-du-Père, c’est-à-dire des signifiants, des institutions, des éléments essentiels de la culture, à même de constituer des appuis fondamentaux pour les adolescents ». [p.61]. Chez Lacan, cette fonction se situe dans la seule structure œdipienne : « Je dis exactement, le père est un signifiant substitué à un autre signifiant. Là est le ressort essentiel, l’unique ressort de l’intervention du père dans le complexe d’Oedipe. Et si ce n’est pas à ce niveau que vous cherchez les carences paternelles, vous ne les trouverez nulle part ailleurs ». [Les formations de l’inconscient, Séminaire 5 – p.174-175]. Autrement dit, le père est toujours défaillant, – pas à cause d’un défaut à corriger, mais par structure…

On ne saurait donc faire du déclin paternel la cause de la démission de l’autorité, de la crise des institutions, de la dilution des rapports entre sexes et entre générations…, autant de lieux communs omni-explicatifs et à portée généraliste. Sous peine d’oublier que c’est bien une logique que Lacan élabore et réélabore tout au long de son œuvre…

Il serait fort utile de considérer d’autres propositions. Ainsi, celle de Michel Tort dans son ouvrage « La fin du dogme paternel » [Paris, Flammarion-Aubier, 2005]. L’auteur analyse les discours des adeptes de l’ordre symbolique, osant un réexamen critique de certaines constructions de Freud et de Lacan. Contre les discours nostalgiques, Michel Tort s’aventure à discerner l’invention de nouveaux modes de paternité et d’ordre symbolique. Il teste l’hypothèse audacieuse d’après laquelle la fonction paternelle est « une solution historique en passe de laisser la place à d’autres arrangements des rapports entre les sexes et des formes de pouvoir ». Arguments intéressants précisément parce que discutables, ils confirment que la question du père est loin d’être close.

Jean-Jacques Bonhomme – Mars 2012


[1] Jacques Lacan, Des noms du père, Seuil, Champ freudien, collection dirigé par Jacques-Alain et Judith Miller

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