Une succession de témoignages ont fait événement sur la question du consentement sexuel, nœud de la relation sexuelle entre un homme et une femme. Pour des raisons de facilitation, je préfère annoncer que chaque fois que je dis homme et femme, je pourrai tout aussi bien écrire homme et homme ou femme et femme, le sexe du partenaire n’étant pas en jeu dans ma réflexion. Mais, il s’avère que pour l’instant, nous avons plutôt lu des témoignages féminins qui racontent la façon dont un homme a su les séduire, leur parler d’amour et les conduire à faire couple. Cela existe dans toute relation amoureuse, il y a la même possibilité de soumission de l’un des partenaires à l’endroit de l’autre, quelle que soit la forme prise par cette notion de soumission : emprise, jeu de rôles, chantage affectif comme chantage à l’argent ou au suicide, menaces diverses, promesses ou déclarations d’amour pour obtenir ce qu’on veut du partenaire, etc.
L’amour est connu pour être un sentiment valorisé et unique, rendant le sujet plus aimable et attentif à l’autre, aiguisant son intérêt pour l’être aimé. Dans sa version positive, l’amour est tout cela et bien plus encore. Mais il y a une forme dégradée de l’amour qui apparaît dans les abus du quotidien, les mises en jeu du pouvoir de l’un sur l’autre qui prennent alors le devant de la scène car ils piétinent le sentiment amoureux qui a établi, au départ, la mise en confiance du partenaire. L’amour, c’est assez banal de le dire ainsi, est un miroir aux alouettes, entendez par là que, dans sa phase de séduction, vous êtes sous le charme de l’autre, de ce qu’il vous dit, de ce qu’il vous déclare, de tout ce qui provoque en vous le sentiment de l’amour. Cette phase de séduction donne le sentiment d’être choisi et aimé, d’être important et de compter pour l’autre, sentiments dont le ressort relève des premiers élans amoureux au moment de l’Œdipe. S’il est éprouvé comme nécessaire, l’amour d’une mère ou l’amour d’un père connaissent bien des variations tout au long de la vie d’un sujet. L’amour n’est pas fixe. Il évolue en fonction de nombreux facteurs. De ce fait, à l’âge adulte, il a des répercussions importantes sur la façon dont nous allons orienter nos choix amoureux, nos choix de partenaires.
Le consentement n’est pas en jeu dans la question de l’amour. Il y a amour quand l’un et l’autre partenaire se retrouvent pour passer du temps ensemble, vivre des moments de satisfaction amoureuse, se découvrir et se sentir bien ensemble. Le consentement touche à la question de la rencontre sexuelle. Il faut le consentement des deux partenaires pour avoir une relation sexuelle. C’est la condition sine qua non qui est au début de toute rencontre entre un homme et une femme. Si on a longtemps considéré que les femmes consentaient à avoir des rapports sexuels sans l’exprimer, sans le dire et parfois même, sans le désirer, les hommes étant convaincus qu’une femme consent le plus souvent contre son propre gré, car, de fait, pour les femmes, la sexualité reste profondément marquée par l’interdit d’une part, et la pudeur de l’autre. Jusqu’à aujourd’hui et la révolution Me too, les hommes interprétaient le désir féminin à partir de signaux négatifs, comme si, de toute évidence, féminité et refus étaient liés par une forme ancestrale de transmission du pouvoir masculin et du masochisme féminin. Lacan ne s’y est trompé qui disait que le masochisme féminin n’était pas autre chose qu’un fantasme masculin.
Dans son témoignage, Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia de harcèlements sexuels durant quatre ans, de ses 12 ans à ses 15 ans, précise-t-elle, témoignage qui nous a bouleversé par son authenticité et le bien-dire qu’elle y fait entendre. Elle a su faire vibrer le moment de vérité de sa parole. Ni haine ni vengeance dans son exposé des faits. Seulement une prise de conscience, un changement de perspective quant à la façon de penser ce qui s’était joué pour elle dans ces rencontres du samedi après-midi. Il lui parlait de leur amour. Et elle y a cru. L’amour sert à magnifier la relation sexuelle et à la sublimer. On ne peut pas ne pas évoquer la phrase de Lacan dans Encore : « Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour. »[i], phrase qui donne toute sa portée à l’enjeu qu’est la rencontre entre un homme et une femme. Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que le désir sexuel ?
Une autre femme, Vanessa Springora, a percé le mur du silence concernant le lien qui peut se nouer entre une adolescente et un homme d’âge mûr, avec son livre Le consentement [ii], dans lequel elle raconte comment un écrivain célèbre, Gabriel Mazneff, l’a séduite et l’a ravie à elle-même. Le tollé général autour de cette affaire de pédophilie a ouvert un débat houleux autour de la façon dont G. Mazneff a joui d’une tolérance incroyable auprès de l’intelligentsia parisienne alors qu’il était un pédophile avéré.
Mais ce que montrent ces témoignages, aussi bien celui d’Adèle H. que celui de Vanessa Springora, c’est la puissance des mots, la puissance de l’amour aussi, ce « premier amour » qui fait passer du statut d’adolescente à celui de femme. L’abus se situe à ce niveau-là. Il indique qu’un adulte fait usage d’un certain pouvoir de séduction pour obtenir en retour soit le consentement à jouir du corps de la jeune personne.
En effet, la parole désirante d’un homme d’âge mûr adressée à une adolescente a eu un effet d’énamoration évident, touchant à la croyance en l’amour fou, celui qui foudroie, aveugle et donne à la jeune fille le sentiment d’être désirée et aimée dans le regard d’un homme. L’abus se situe dans cette dissymétrie entre l’expérience et la naïveté, entre la domination sexuelle et l’ignorance, entre savoir versus pouvoir et soumission. Dans le livre de Vanessa Springora, il est évident que le maître du jeu est cet homme qui a su trouver les mots qui la feront devenir docile à son désir, docile à sa volonté de jouissance, docile à adopter un mode de vie qui l’écarte de tout autre lien social, l’enfermant dans une bulle à deux, bulle d’amour là où il ne s’agit que de jouir de son corps comme objet élevé à la dignité d’un don de soi total. Il s’agit d’une relation exclusive et trompeuse, donnant l’illusion d’être aimée, là où la tyrannie de la pulsion calcule et manipule.
La question du pouvoir se trouve toujours engagée dans ces affaires d’abus. On l’a vu à travers le mouvement MeeToo et sa déferlante de témoignages montrant comment les hommes en position de pouvoir abusent de leur statut de maître pour acculer les femmes à un acte sexuel. Tous les milieux en sont touchés, le cinéma et la télé ont été les premiers à être dénoncés, mais aussi le monde de la danse, du sport, le monde politique, etc. Dans les entreprises, ces abus ont été dénoncés depuis un certain nombre d’années. Le processus indique que le consentement est acquis sous la forme de chantage ou de promesse pour obtenir un poste. Il y a un enjeu qui fait valoir que le consentement est alors un moyen pour obtenir quelque chose que l’on veut. C’est un deal. C’est en quoi, cette forme de consentement produit toujours une honte, puis un sentiment de culpabilité. On a dit oui pour avoir quelque chose. C’est un consentement abusif, en quelque sorte ce qu’on appelle une escroquerie.
Consentement
A quoi consent-on dans la relation sexuelle ? Il est très difficile de répondre à cette question de façon univoque. Certes, de plus en plus, nous traitons les relations entre humains sur le mode du droit, et le consentement est avant tout, une notion de droit. Dans certains pays, des contrats sont signés avant toute relation sexuelle. Dans ces cas-là, le consentement veut dire qu’il y a accord à avoir une relation sexuelle. Mais celle-ci peut être à tout moment remise en question si le déroulement de l’acte ne correspond pas à ce qui était attendu. D’où, l’idée de certains, de proposer une liste des gestes qui sont autorisés ou pas, fellation, rapports sexuels protégés, sodomie, etc. On en fait un catalogue, un découpage des actes autorisés ou pas. C’est contractuel. Cela épingle le rapport sexuel dans sa version déshumanisée. Les affects, les émotions ne font pas partie de ce qui est notifié, car elles ne donnent pas lieu à consentements. On invente donc une sexualité du consentement par objectifs. C’est très réducteur mais marque la folie de notre époque, vouloir contractualiser toute forme de relation entre les sexes, et ce faisant, on arrive à un discours hygiéniste, très loin de la rencontre amoureuse, et encore plus loin du désir qui est finalement, ce qui reste le plus étranger à toute forme de discours du maître.
Alors, que dire sur le consentement, si ce n’est qu’il touche à des zones opaques du désir qui ne peuvent pas être traitées par le oui ou non du consentement formel. L’être parlant, est, toujours parasité par ses croyances, ses préjugés, son éducation, ses peurs, l’image qu’il a de son corps, le souci qu’il a de contrôle de son corps aussi, toutes choses qui ne sont pas du registre du consentement mais du registre de l’intime. Et l’intime est quelque chose qui ne peut pas se dire. Quand Lacan dit qu’il n’y a pas de rapport entre l’homme et la femme, il dit qu’il n’y a pas de rapport au sens mathématique du terme, qu’entre l’homme et la femme, le rapport ne peut pas s’écrire. Il ne peut pas s’écrire parce que la parole condamne chacun à la solitude de sa jouissance. Elle ne peut pas se partager. L’amour se partage, la jouissance, au contraire, est totalement solitaire. Cette condition ne peut pas donc pas se résoudre avec des formulaires.
Névrose et perversion
S’intéresser à de très jeunes filles, à peine sorties de l’enfance, est un crime puni par la loi. La pédophilie est une perversion au sens freudien du terme dont la définition se lit en regard de la névrose en tant que, comme l’a située Freud, elle est « le négatif de la perversion »[iii].
Il y a en effet un impossible entre le fantasme pervers du névrosé et sa réalisation telle qu’elle apparaît possible chez le pervers. Celui-ci réalise le fantasme là où tout névrosé s’en écarte. Le névrosé met en jeu sa jouissance dans un scénario où il reste imaginairement et secrètement, voire honteusement, celui qui jouit d’une situation dont le caractère pervers reste son théâtre intime. Les psychanalystes ont bien indiqué combien le névrosé a du mal à parler de son fantasme tant il se sent coupable d’avoir des pensées sexuelles incongrues et ressenties comme vicieuses. Le pervers, lui, n’a pas cet écran du fantasme. Il libère la jouissance comme événement à réaliser. Pour lui, ni écran ni honte, la réponse à l’injonction de la jouissance accomplit son travail de prédation. Se voulant maître de sa jouissance, le pervers est soumis à la pulsion qui n’a qu’un but, atteindre son objet, réaliser son plan.
Choix d’objet d’amour
Lorsque le choix d’objet d’amour de certains hommes se pose sur des adolescents, il s’agit d’un trait de perversion qu’on qualifie de pédophilie. Quand un homme choisit une adolescente comme objet d’amour, on peut déjà dire qu’il n’aime pas les femmes. Peut-être parce qu’elles lui font peur, ou encore parce qu’elles lui font penser à sa mère. Freud pensait d’ailleurs que le choix d’objet, pour un homme, se réfère toujours à la mère et à son phallus. Ces hommes choisissent d’abord de très jeunes filles pour jouir sexuellement de leur corps tout juste pubère, corps fétichisé qui se donne comme une offrande. C’est là leur condition de jouissance. L’adolescence incarne une féminité qui s’ignore encore, et le pervers cherche à atteindre le point où elle passe d’enfant à femme, ce point extime où il lui révèle le désir et la jouissance.
Mais, pour arriver à leurs fins, les manœuvres de séduction sont plus angéliques que perverses, et Adèle Haenel comme Vanessa Springora en ont été victimes. Elles ont été séduites par ces hommes qui les regardent, les désirent et leur promettent d’être leur seul objet d’amour, contre l’ordre moral, contre une société malveillante, autoritaire et interdictrice.
Quand tout bascule, elles passent du statut d’objet d’amour et de désir à celui d’objet sexuel. Une fois levé le voile de la pudeur, seule reste la jouissance sexuelle comme expérience réelle, non symbolisable, toujours traumatique et laissant le sujet dans le désarroi et la solitude de sa valeur perdue. Les conséquences en sont dramatiques. La honte et le sentiment d’avoir été traitées comme un objet réduit à servir sexuellement les envahissent, dès lors qu’elles se réveillent et découvrent à quoi elles ont satisfait ; le réel du sexe fait alors retour sous la forme d’un rejet de cet homme-là, et parfois, de tous les hommes. Le dégoût vire à la répulsion et l’amour, à la haine.
Qu’est-ce que l’emprise ?
L’emprise renvoie à une domination intellectuelle, affective ou physique. L’étymologie indique deux verbes qui soulignent qu’il y a à la fois prendre et entreprendre dans sa définition. Il y a donc dans l’emprise, l’idée de la réalisation d’un projet, une entreprise de séduction, puis de maîtrise de l’objet. L’emprise a été décrite dans les relations de la mère avec son enfant, puis entre deux personnes, aussi bien dans les liens amoureux que dans ceux de sujétion hiérarchique dans les entreprises. Ce concept est utile pour nommer la relation d’exclusivité et d’exclusion qui naît entre un pervers et son objet.
Freud a d’abord décrit la pulsion d’emprise (Der Bemächtigunstrieb) comme une pulsion de maîtrise et d’agression sur autrui ou sur le monde. Plus tard, il la réfère au jeu du fort-da du petit enfant qui, dans ce mouvement de disparition de la mère, manifeste la perte de l’objet d’amour en voulant le détruire. L’emprise, dans cette expérience d’impuissance, se manifesterait par une violence contre l’objet perdu. Mais Freud abandonnera ce concept pour lui donner une portée plus réelle en l’inscrivant dans le dualisme des pulsions de vie et des pulsions de mort. Dès lors, la pulsion d’emprise devient l’héritière de la perversion freudienne, qui se caractérise par la fixation du sujet à son objet par soudure (Verlötung) et par la méconnaissance « du fait de l’inadéquation fondamentale de la pulsion à l’objet qui est toujours substituable à un autre. C’est ce qui est insupportable au pervers »[iv].
Libre à l’endroit du semblant
L’emprise veut dire qu’on n’a pas le choix. On est sous emprise, sous domination de l’autre, logé sous son regard, touché par son discours, possédé par sa volonté de jouissance. Subjuguées par le savoir, par l’expérience, par la notoriété de ces hommes, Adèle H. comme Vanessa Springora expliquent le mécanisme de l’emprise d’approche séductrice et pourtant sans violence de leur être. Certes, elles ont pu identifier leur fragilité liée à ce qu’on appelle « l’absence du père » dans leur histoire, mais là n’est pas la question. Elles pensaient trouver auprès de leur partenaire, un père séducteur ou rassurant – mais n’est-ce pas ce que recherchent de nombreuses hystériques ? D’où l’idée que le choix d’objet d’amour pour une femme est plus aléatoire car pour tout homme, une femme cherchera à se faire l’objet cause de son désir. Voyons cela avec Lacan : « pour avoir la vérité d’un homme, on ferait bien de savoir quelle est sa femme. J’entends, son épouse à l’occasion […]. Pour peser une personne, rien de tel que de peser sa femme. Quand il s’agit d’une femme, ce n’est pas la même chose, parce que la femme a une très grande liberté à l’endroit du semblant. Elle arrivera à donner du poids même à un homme qui n’en a aucun »[v].
Si cette formule tient d’une boussole, elle montre que la question du consentement n’est pas simple côté féminin. La dissymétrie tient à la façon dont un homme, aussi pervers soit-il, peut venir, pour une femme, s’inscrire dans son fantasme dès lors qu’il lui ouvre la voie de l’amour.
Qu’une femme tombe sous le charme d’un vrai pervers ne fait symptôme qu’en regard de cette vérité qui indique l’absolue dysharmonie entre les hommes et les femmes dans la relation amoureuse. Certes, Lacan l’a répété, il n’y a pas de rapport sexuel, car la jouissance, elle, d’être Une, y objecte. Cela n’en délivre pas moins la sanction de la perversion puisque, dans son programme de jouissance, le pervers se sert d’un objet particulier, ici, le corps à peine pubère de l’adolescence pour satisfaire sa pulsion, acéphale[1], disait Lacan, pour en souligner le caractère « sans queue ni tête », son côté débranché. Les conséquences pour une femme n’en sont que plus complexes, elles qui croient à la parole d’amour et sont prêtes à tout pour s’en parer.
Le réel dont il s’agit dans l’emprise consiste à se faire l’objet sexuel de celui qui manipule la parole à des fins de réduire le corps de l’autre à sa main, soit à son bon vouloir, mais aussi à ce qu’il est, objet a de pur semblant, d’où l’angoisse. Comme le dit Lacan dans La Troisième, « L’angoisse, c’est le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps [2]7». Pour Adèle H comme pour Vanessa S, nul doute que leur parole en porte la marque.
Hélène Bonnaud – mai 2021
[1] Lacan J., Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.165.
[2] Lacan J. « La troisième », La cause freudienne n°79, 2011, p.29.
[i] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore (1972-73), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 44.
[ii] Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, 2020.
[iii] Freud S., « Trois essais sur la théorie sexuelle », Gallimard, 1987, p.189.
[iv] Sédat J., « Pulsion d’emprise », Che Vuoi ?, n° 32, 2009/2, p. 11-25.
[v] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 35.