You are currently viewing La question de la souffrance ?

Personnelle, professionnelle, institutionnelle, politique…, la souffrance est épinglée en tant que conséquence dommageable du monde tel qu’il va. Thématique actuelle, polysémique, mais sans définition consistante. De nombreuses disciplines, ouvrages et colloques l’étudient, des professionnels de tout acabit l’abordent et se trouvent eux-mêmes pris dans ses rets. Les sciences sociales et humaines développent à ce propos deux catégorisations typiques : souffrance psychique / souffrance sociale. A suivre Saül Karsz [Journées d’Etude 2012 du Réseau Pratiques Sociales], il convient d’interroger ces catégories : les déconstruire, montrer pourquoi et comment elles se déploient, quel est leur objet spécifique, la problématique qui les supporte, la réalité qu’elles épinglent et le réel qu’elles ratent.

Cette double caractérisation laisse en effet perplexe. Elle présuppose deux entités étanches, deux mondes séparés. Dite psychique, la souffrance résulterait d’expériences ou vécus douloureux hérités de l’histoire personnelle et familiale ou bien encore des répercussions subjectives d’événements sociaux. Première aporie : le social y est décrit comme contexte extérieur, ce qui ne tient pas compte de la place objective des sujets socio-historiques dans les rapports sociaux, soit le fait que les souffrances psychiques sont aussi – comme les sentiments, les affects, les goûts…- articulés à des habitus de classe. Toutes n’ont pas les mêmes incidences sur les sujets ou groupes selon leur capital économique, culturel ou social. Seconde aporie : en mettant l’accent sur les seuls déplaisirs et effets douloureux des traumatismes, la catégorie de souffrance psychique fait l’impasse sur les profits subjectifs que des sujets peuvent tirer de leur situation. Or celle-ci n’est pas toujours douloureuse, ni tout le temps insupportable. Souffrir est aussi une manière de vivre, de survivre, voire de tirer des bénéfices. La thèse de la souffrance dite psychique pose l’énigme de la jouissance, qu’elle ne permet pas d’analyser.

Dite sociale, la souffrance n’est pas non plus sans équivoque. Elle épingle des blessures narcissiques, des traumatismes divers, en posant que leur origine est sociale. Mais des conditions objectives d’existence (scolarité, travail, chômage, domination, relégation) la surdéterminent, qui ne sont pas pris en compte. Ne le sont pas non plus les enjeux idéologiques-politiques-économiques de la globalisation néolibérale. Exemple : les différentes formes de harcèlement au travail sont souvent localisées dans les relations de pouvoir entre chefs et agents, sans considérer les logiques qui les commandent. Mais, peut-on modifier les relations sociales (intersubjectives) sans modifier les rapports sociaux (objectifs) ? Quid d’ailleurs de la servitude volontaire : pourquoi tous les individus et groupes soumis à ces expériences n’en souffrent-ils pas ?

Les analyses qui mobilisent ces catégories de souffrance psychique et de souffrance sociale ne font aucun cas de la dialectique de l’idéologie et de l’inconscient. C’est pourquoi d’autres catégories et problématiques sont nécessaires pour faire avancer la connaissance et encourager d’autres modalités d’intervention.

Thèse avancée : « La souffrance est aujourd’hui le nom de code d’un vaste programme de recherche-action. Elle désigne des effets subjectifs, individuels et collectifs [du déplaisir à l’inquiétude et l’angoisse en passant par l’obscène jouissance et les blessures narcissiques] en rapport à des mutations plus ou moins radicales des conditions d’existence [rapport à soi et aux autres, organisation du travail et/ou du chômage] mutations peu ou pas élaborées comme telles, plutôt objet de sidération, subjectivées selon une très vaste gamme de déclinaisons et de registres ».

Ce vaste programme de recherche-action se déploie en termes de « risques psychosociaux », et en termes de « maltraitance/bientraitance ».

L’appellation « risques psychosociaux » renvoie aux dispositifs de prévention et de traitement des pathologies liées aux métiers. But recherché : alléger la condition salariale et ses effets destructeurs, faciliter la bonne marche de l’entreprise avec, si possible, le consentement des salariés. La cible principale est moins d’éradiquer les causes réelles des pathologies du travail, du suicide ou autres drames subjectifs – hors de portée de ces dispositifs – que d’apaiser le climat social dans l’entreprise. De même, les procédures visant à prévenir la maltraitance ne peuvent l’éradiquer dans la mesure ou l’agressivité et la violence font partie intégrante du fonctionnement normal de toute institution. Partant, la bientraitance désigne un idéal respectable. Ce n’est pas une raison pour renoncer, mais pour comprendre les limites des dispositifs. Bref, les actions contre les risques psychosociaux et la maltraitance ne peuvent abolir les dangers qu’elles sont censés évacuer, tout au plus peuvent-elles proscrire certains fonctionnements objectifs et subjectifs…

La thèse avancée par Saül Karsz corrèle la question de la souffrance à l’ensemble des mutations qui affectent aujourd’hui notre vie individuelle et collective. Produites par la révolution néolibérale, ces mutations ne sont pas soumises à un processus d’élaboration suffisamment rigoureux. Peu ou pas analysées, elles engendrent des effets de sidération, laissant libre cours à la nostalgie et à la plainte. La souffrance/les souffrances désignent les effets subjectifs, individuels et collectifs de ces mutations insuffisamment pensées et intensément subjectivées (déplaisir, inquiétude, blessures narcissiques, jouissance…). Souffrir peut parfois s’avérer plus gratifiant que chercher à savoir.

Comment faire avec ? Une première perspective mobilise un traitement compassionnel. Psychologisation et/ou sociologisation en sont les têtes de pont, les problématiques centrales. L’humanisme y est très présent. L’illusion est de croire qu’il suffit d’identifier les raisons premières des souffrances dites psychiques et dites sociales pour en atténuer la portée. S’y emploient nombre de chercheurs, y compris renommés, qui constatent l’existence de souffrances, leur inventent des parades, mais ne les définissent pas, partant ne les expliquent pas.

Une seconde perspective investit une clinique transdisciplinaire. Déconstruire la notion de «souffrance psychique et/ou sociale » en est un préalable nécessaire. Il s’agit de dépasser les impasses des analyses qui clivent individu/collectif, psychique/politique, intime/social. Cette clinique mobilise au cas par cas la logique de l’idéologie et celle de l’inconscient pour savoir concrètement de quoi on parle. Condition sine qua non pour interroger cette notion éminemment théologique qu’est la souffrance, et agir alors en connaissance de cause. Comprendre, a minima, qu’il n’est pas possible d’en sortir seul, individuellement : l’action collective est indispensable.

Jean-Jacques Bonhomme

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