Tous ceux qui se sont occupés d’enfants savent Jusqu’à quel point nous devons être fous pour partager ce monde.
D.W. WINNICOTT.

La loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale n’a pas fait naitre le Projet Individuel. Il est de tout temps et s’est exprimée de façon diverse. La loi en a seulement introduit la nécessité[1], au regard du législateur, pour des raisons liées à des actes de maltraitance dans un certain nombre d’institutions et à la nécessité après la loi de 1975 de réformer l’action sociale et médico-sociale.
La loi de 2002 préconise une prise en charge et un accompagnement individualisé (de l’usager) de qualité favorisant son développement, son autonomie et son insertion, adaptés à son âge et à ses besoins, respectant son consentement éclairé qui doit systématiquement être recherché lorsque la personne est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. A défaut, le consentement de son représentant légal doit être recherché… Pour ce faire, un contrat de séjour[2] est conclu ou un document individuel de prise en charge est élaboré avec la participation de la personne accueillie ou de son représentant légal.
L’arrêté du 8 septembre 2003[3] relatif à la charte des droits et libertés de la personne accueillie renforce cette nécessité de proposer à la personne une prise en charge ou un accompagnement individualisé le plus adapté possible dans la continuité des interventions. C’est dire l’importance accordée par le législateur à ce qui doit être considéré comme un droit. Ces textes fondateurs érigés en principe laissent cependant ouverts un certain nombre de questions auxquelles les professionnels du secteur social et médico-social se doivent de répondre.
• La première interrogation concerne la notion même de contrat :
Quelle valeur donner à un contrat passé avec une personne fragilisée par son histoire et les aléas de la vie ? Que dire de son consentement libre et éclairé ?

La caractéristique du contrat dans notre secteur, est qu’il s’appuie bien souvent sur une relation déséquilibrée, voire de type dominant-dominé. Le contrat dissimule un rapport de force. Il y a celui qui sait ce qui est bon et celui qui ne sait pas. D’un côté, nous avons « l’usager » qui cumule souvent souffrance psychique, sociale et économique qui le met en situation de faiblesse et de l’autre ; des intervenants sociaux porteurs d’une commande sociale et de réponses institutionnelles conditionnées par des logiques en présence. Le risque est de demander beaucoup à ceux qui ont peu. Ce n’est pas du donnant/donnant. La nature même d’un contrat, c’est qu’il oblige les parties et s’il parait légitime qu’une institution s’engage à faire connaître à « l’usager » les prestations d’action sociale ou médico-sociales, éducatives, pédagogiques ou thérapeutiques auxquelles il pourrait prétendre[4], il n’en reste pas moins que « l’usager » ne peut se sentir engagé de la même façon. On peut d’ailleurs lui faire confiance dans sa capacité à malmener le cadre, si cela lui convient et cela ne veut pas dire pour autant qu’il va plus mal.

• La deuxième interrogation concerne les modalités de ce contrat :
L’obligation de remettre à l’« usager » le contrat de séjour ou le document individuel de prise en charge dans le
délai[5] des 15 jours qui suivent l’admission et de contractualiser dans ce même document des objectifs de prise
en charge, n’a aucun sens au regard de la nécessité du temps et de la compréhension d’un sujet qui par définition,
ne peut être que complexe. Le faire malgré tout est ramener « l’usager » au rang de client et le travailleur social à
celui de prestataire.

Le contrat de séjour ou le document individuel de prise en charge ont donc leurs limites et doivent rester ce qu’ils n’ont jamais cessé d’être : de simples balises administratives que l’on ne peut assimiler au Projet individuel qui lui se doit d’être le témoin de nos accompagnements éducatifs et thérapeutiques. D’où la nécessité de définir ce que l’on entend par Projet individuel et d’en identifier ses différentes logiques, ce qui suppose de notre part que l’on s’aventure à déconstruire certaines de nos évidences.
Le terme Projet individuel aussi appelé Projet personnalisé est communément employé par de nombreuses institutions sociales et médico-sociales. Certaines le confondent comme on vient de le voir avec le contrat de séjour ou le document individuel de prise en charge ; d’autres font un réel effort de modélisation qui se traduit par la mise en place de procédures plus ou moins efficientes ; d’autres encore en font un outil d’analyse et de confrontation dans la pluralité des regards portés sur une situation.
Deux enjeux traversent cette question du Projet individuel : celui de l’inconscient et celui de l’idéologie ; les deux conduisant à une logique d’ensemble. Personne ne peut nier la part de l’inconscient dans nos accompagnements. Nous agissons à partir de notre propre histoire, de nos propres représentations et de nos désirs et il en est de même pour les personnes que nous rencontrons. Quant au projet individuel, il n’est pas neutre. Il dépend de l’institution qui l’a défini, de ses valeurs, de son éthique, de son mode de management, de ses orientations, donc de son idéologie. Chercher à définir le Projet individuel suppose accepter faire quelques détours afin de ne pas reproduire la même rationalisation que celle du contrat de séjour ou du document individuel de prise en charge. Il s’agit pour nous de repérer la part de symbolique et d’imaginaire du projet. Il s’agit aussi d’en repérer les enjeux avant d’en proposer un possible fonctionnement effectif.

La symbolique du Projet individuel :
Il ne peut y avoir de symbolique du Projet individuel sans s’interroger sur la façon dont on conduit notre relation avec la personne accueillie. Le travailleur social est souvent au coeur de tensions entre « prise en charge » et « prise en compte ». Quel est la part de l’intervenant ? Quel est la part du sujet ? La prise en charge, c’est faire à la place de la personne, c’est savoir ce qui est bon pour elle. La prise en compte, c’est faire avec la personne, à son rythme, selon ses possibilités, ses manques et ses déficits. Ces tensions entre « prise en charge » et « prise en compte » sont nécessaires car elles mettent le travailleur social dans une position médiane et engagée qui le situe entre logique du « tout relationnel » et logique de « l’expert ». Pour caricaturer, on pourrait dire que d’une côté, le professionnel agit au nom de l’expérience et que de l’autre, il agit au nom de la science. C’est justement grâce à ces tensions que le Projet individuel peut apparaître comme un outil possible se situant
au coeur de l’articulation des pratiques professionnelles car il tient du contradictoire. Le Projet individuel doit pouvoir s’ouvrir à la parole de l’usager. Il est également source de confrontation pour les professionnels qui échangent leurs perceptions, leurs points de vue et les tendances qu’ils peuvent exprimer pour aboutir à des compromis acceptables pour l’usager. C’est du moins ce qui serait souhaitable.
Le plus souvent, le Projet s’inscrit dans le réel sous forme de document écrit. Il perd là une part de sa symbolique et s’appauvrit dans une forme de rationalité. Une fois transcrit par une personne ou par plusieurs, le projet se met à exister par lui-même, confronté au temps, à la complexité de ce qui a été projeté. Parfois indépendamment des intentions de ceux qui l’ont mis en oeuvre. Enfin le projet se pose comme une règle dans l’institution. Finalisé le plus souvent par une seule personne (le
référent), il devient plus l’objet de l’institution que celui de l’usager. La place de l’imaginaire dans le projet individuel :
Le projet individuel fonctionne comme un miroir identitaire de l’équipe qui le conçoit, chacun s’exprimant à travers l’idée qu’il se fait de sa mission, de ce qu’il imagine et de ce qu’il projette. D’où l’importance de croiser les regards, les ressentis, les expériences. Le projet cherche une mise en sens qui rend possible un travail impossible. Il participe d’un travail de motivation ou de remotivation.
Une des perceptions que l’on a aujourd’hui, portée plus particulièrement par la psychanalyse, est que l’usager est d’abord un sujet. En tant qu’usager, il est porteur d’handicaps, de déficits psychiques ou autres, dont il serait le seul auteur et qu’il faut naturellement corriger. C’est d’ailleurs ce que l’idéologie dominante et de plus en plus positiviste nous demande. En tant que sujet, il existe dans son environnement et il ne peut être le seul responsable de ses symptômes. Le sujet n’est pas handicapé[6].
Le projet individuel s’énonce donc comme une fiction mais une fiction utile qui projette un réel imaginaire possible. C’est ce qui fait que le projet ne se déroule jamais comme les professionnels le souhaiteraient. Pour autant en déduire que les pratiques sont nécessairement inopérantes, relèvent encore une fois de cette idéologie de l’efficience et de la performance. Plus simplement, l’idéal de la pratique se butte sur le réel ce qui ouvre le champ à une prise en compte possible : faire avec le sujet et non faire à sa place.

Le fonctionnement effectif du projet :
Poser la question de l’effectivité du projet individuel, c’est s’interroger sur son efficience. La logique de prestations s’impose de plus en plus sur la logique de mission. Aujourd’hui, il s’agirait de dire clairement ce que l’on fait et comment on le fait. D’où la nécessité de rationaliser, d’objectiver. La terminologie du terme projet est pourtant claire : c’est ce que l’on a l’intention de faire. Or une intention n’est pas un objectif. Il ya confusion entre projet et programme. Comme nous l’avons vu le projet a sa part de symbolique et d’imaginaire. Est-il pragmatique, inscrit dans le réel du sujet ? Est-il le fruit de ses utopies ou de celles des intervenants ? En fait, il est les deux parce qu’il est fruit d’une alchimie complexe, d’un compromis entre des attentes qui ne sont pas toujours convergentes et des besoins qui peuvent être contradictoires.
Le Projet individuel est une projection, un pari qui n’est pas sûr d’aboutir et qui doit transcender l’espace et le temps institutionnel. C’est pour cela que l’objectif s’adapte mal à cette question. Par définition il a un début et une fin, ce qui le rend mesurable, donc évaluable. Plus modestement, nous préférons utiliser le terme intentions d’actions qui nous semble plus correspondre à la définition de ce qu’est un projet.
Faire le bilan d’un accompagnement ou d’une prise en charge permet de s’interroger sur les certitudes, les erreurs, les doutes, les limites. Il permet aussi de confronter les points de vue sur une situation. En cela il est nécessaire mais il n’est que le projet d’un instant dans un environnement donné. Le sujet, lui, est au-delà.
Un projet individuel n’est ni linéaire, ni totalement réalisable. Pour de multiples raisons, il peut être dénaturé, détourné, limité. Les intentions d’actions, qu’elles aient été « contractualisées » ou pas avec l’usager ne sont que des balises instables mais nécessaires qui donnent à voir sur l’instant.
Le sujet a naturellement un projet, sauf qu’il ne s’arrête pas aux frontières de l’institution. Il l’exprime de multiples façons, y compris par le refus massif de ce qu’on lui propose. La question n’est donc pas d’aider les personnes accueillies à avoir un projet, elles en ont déjà un. La question est de voir comment rendre explicites les éléments projectifs qu’ils ont déjà et comment les concilier avec les projets qu’ils sont censés avoir[7].
Les enjeux :
Ils sont à la fois psychiques et idéologiques. Le projet individuel peut offrir aux intervenants un espace qui permette de rassembler et de confronter, consciemment ou inconsciemment les affects, les reniements, les sublimations des uns et des autres, qu’ils soient intervenants ou usagers. C’est l’espace des amours et des haines qui font que l’on aime ou pas travailler ensemble ou que l’on préfère tel ou tel usager. Dans ce sens le projet vient cadrer les désirs et proposer des réponses plus ou moins adéquates, plus ou moins supportables. C’est aussi ce qui peut le rendre équivoque. Les enjeux sont aussi idéologiques, non pas seulement sur le registre de l’idéologie politique (souvent considérée comme négative dans le secteur social et médico-social) mais aussi sur les enjeux portés par nos croyances, nos valeurs, notre morale. De ces enjeux découlent des modèles d’intervention qui déterminent nos conduites professionnelles qui vont se traduire, soit par des stratégies d’alliance, soit par des oppositions.
Ces enjeux, toujours en oeuvre, doivent être travaillés du fait même qu’ils interfèrent en permanence dans la façon que les professionnels ont d’exercer leurs pratiques. Ce travail ne peut se concevoir qu’en recentrant nos questions dans un collectif et qu’en acceptant d’y interroger des postures toujours perfectibles. C’est la raison d’être dans nos institutions sociales et médico-sociales, de l’Analyse des pratiques qui dans un cadre pluridisciplinaire permet au projet individuel d’être questionné.
Le cadre d’élaboration du Projet :
En aucun cas le Projet individuel ne peut être considéré comme un simple outil. Nous l’avons déjà dit, ce n’est pas un programme que l’on va suivre au fur et à mesure. Ce n’est pas non plus un catalogue des besoins supposés ou avérés de l’usager. Ce n’est pas davantage une grille d’évaluation où l’on coche les performances du dit usager. Il y a des logiciels pour ça qui font les délices de certaines officines ou qui servent d’instrument à une certaine forme de management. Le projet individuel suppose des conditions de fond et des conditions de forme. Les conditions de fond, les plus importantes, tiennent évidemment à la place qu’accorde l’institution à l’analyse des pratiques professionnelles. Il s’agit bien de créer un espace de la pensée, régulier et pluridisciplinaire. Régulier parce qu’il n’est pas satisfaisant que les professionnels se satisfassent d’un calendrier trop distendu. Pluridisciplinaire, voire transdisciplinaire, parce que la question du psychique n’est pas la seule à prendre en compte, que le sujet ne peut pas être séparé des logiques qui l’entourent[8] et que l’idéologie y est à l’oeuvre.
L’analyse des pratiques, à ne pas confondre avec l’analyse des situations[9] suppose que les participants acceptent de s’interroger sur leurs pratiques et sur les effets qu’elles produisent dans la relation au sujet et de les confronter au regard des autres dans la pluralité des fonctions, des compétences et des représentations. Trop souvent, il s’agit d’un empilage de points de vue un peu comme un mille-feuilles beaucoup plus qu’un véritable travail de la pensée et une analyse critique de ce qui est présentée (et de ce qui est volontairement ou pas ignorée). Il est vrai que se joue aussi dans cet espace des formes de hiérarchisation liées aux identités professionnelles qui font que la parole des uns a souvent plus d’importance que celles des autres. Il n’y a pas d’un côté ceux qui savent, qui pensent et ceux qui agissent. Il y a confrontation de savoirs multiples,
d’expériences diverses, plurielles et polymorphes qui doivent conduire à dégager des pistes de travail, des intentions d’actions qui demanderont elles-mêmes à être vérifiées, modifiées, abandonnées. De cet ensemble peut émerger un projet individuel, plus ou moins formalisé, qu’il faudra bien adapter aux aléas et vicissitudes de la prise en compte du sujet et non de sa prise en charge.
Les conditions de forme touchent à la méthode. Nous sommes un certain nombre à nous être penchés sur une méthodologie du projet individuel et à fonctionner par essais et erreurs. Au bout du compte, il n’y a pas de « bonne » méthode ; il y en a seulement qui sont peut être moins mauvaises que d’autres. La vocation de ce texte n’est pas d’en recommander une, seulement de rappeler quelques principes. Le premier est la mise en mémoire de ce que l’on fait. Le témoignage de ce que l’on met en oeuvre a son importance. Il s’agit de dire au mieux de notre pratique, avec notre bonne et mauvaise foi, en toute subjectivité. Il ne s’agit pas de contrôle mais d’expliquer au temps faire se peut, la complexité des situations de vie que nous rencontrons. Au nom même des erreurs que nous sommes inévitablement amenées à commettre. Le deuxième principe est de
reconnaître le caractère fugace, transitoire du projet individuel. Il n’est pas la vérité, tout juste une pensée qui émerge dans un moment donné et dans un lieu donné. D’où la nécessité de remettre sans cesse cette pensée à l’ouvrage.
Enfin l’individualisation des réponses qui fonde le projet individuel ne peut se concevoir que s’il est inscrit dans le Projet pédagogique de l’institution. Il s’agit de l’inscrire au coeur de la mise en oeuvre du concept des réponses plurielles et polymorphes. D’où la nécessité d’introduire dans les projets pédagogiques des modes de « prise en compte » ou de « prise en charge » aussi variés et divers que possible.
En guise de conclusion, le projet individuel est important en tant qu’intention. Il ne peut être séparé, ni de la nécessité de faire avec le sujet, ni de la possibilité d’en référer au collectif, ni du fonctionnement de l’institution, ni de l’appréhension d’un temps qui n’est pas le nôtre.

Jean Michel Courtois – Août 2010
30 mai 2010
[1] Article 7 de la loi du 2 janvier 2002.
[2] Article 8 de la même loi.
[3] Article 2 de la charte.
[4] Faut-il encore que les institutions en aient les moyens.
[5] III de l’article 2 du décret du 26 novembre 2004
[6] Françoise DOLTO.
[7] Saül KARSZ : Dialectique du projet : trois dimensions, deux enjeux, une logique.
[8] Celles de la famille, de l’institution, de l’environnement…
[9] Plus couramment employée dans nos institutions

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