Dans les années 1960, une assertion de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss devint célèbre : la prohibition universelle de l’inceste marque le passage de la nature à la culture, inaugurant ainsi les sociétés humaines. Lévi-Strauss généralise ainsi une thèse déjà avancée par Sigmund Freud [1]. Des controverses s’en sont suivies, nombre d’anthropologues et sociologues ont contesté cette assertion difficilement vérifiable vu ses prétentions universalistes et ses multiples exceptions de toutes sortes [2]. La médiatisation contemporaine de plusieurs affaires d’inceste rend la question à nouveau actuelle. Même si elle n’a finalement jamais cessé de l’être.
Trois registres au moins convergent dans la question contemporaine de l’inceste. S’ils sont loin de l’épuiser, ces registres mettent en avant des repères fructueux pour sa compréhension.
Le premier concerne la publicité de ce genre d’affaire. Affaire privée s’il en est, intime, personnelle, intra-familiale, elle donne simultanément lieu à témoignages poignants, confessions publiques, interviews, silences gênés et/ou tonitruants. Elle inspire des livres, magazines, émissions de radio et TV, réseaux dits sociaux dûment excités, consultations psychologiques, commissions d’enquête, législations pénales. D’emblée, l’affaire privée qu’est l’inceste se trouve prise dans les mailles des filières publiques. Le social encapsule l’individuel. La supposition collective de la prohibition amplifie la résonnance du manquement individuel. C’est ce qui participe à rendre l’expérience prégnante, accroit l’horreur de l’acte, consolide l’apitoiement massif (quoique pas toujours durable) envers les victimes présumées et le mépris envers les victimaires désignés. Et facilite sans doute des identifications inconscientes avec les unes ou les autres. Est aujourd’hui patent que l’inceste est une affaire bel et bien privée qui se passe dans le seul lieu possible : au beau milieu d’une société. Celle-ci fournit, non pas un vague contexte, mais rien de moins que les conditions de possibilité, de consommation et de stigmatisation de l’inceste. Elle en fait partie. Y compris dans nombre de récits mythologiques et dans les pratiques de familles aristocratiques et bourgeoises qui autorisent, voire même revendiquent plus d’une fois l’inceste. Entre préservation dynastique et droit patriarcal, l’appellation « inceste » perd toute connotation négative, elle n’y est plus d’usage. Il en reste ceci : jamais les individus personnellement concernés ne sont seuls en cause. Même quand ils gardent pour eux ce secret qui les tue à petit feu, c’est bien vis-à-vis des autres (personnes, institutions, milieu) qu’ils le cachent et se cachent.
Le deuxième registre interroge une certaine idéalisation de la famille. Celle-ci est censée être un havre de paix, de protection et de confiance. Des affects parcourent cet ensemble, tel un bien commun. Quant à la sexualité, ce socle intime de l’intimité familiale, elle est réservée au couple conjugal et aux enfants majeurs cohabitant avec leur conjoint-e sous le toit familial. Mais cet ordre idéal, sorte de régionalisation du désir, ne coïncide pas avec le réel. Non seulement parce que le désir entre adultes peut s’amenuiser jusqu’à disparaître pour se réorienter ailleurs. Aussi, et surtout, parce qu’une dimension sexuelle (pas toujours génitale, ni forcément bienveillante) œuvre chez chacun des membres de la famille, mineurs et majeurs. Composante sine qua non, quoique pas unique, de ce qui les tient ensemble, dans leurs rencontres et leurs égarements ! Cette dimension ne saurait être interdite, tant que le sujet concerné est vivant. En revanche, certaines de ses manifestations peuvent être contenues, réprimées ou sublimées avec plus ou moins de succès. C’est un des rôles de la famille en tant que tentative de régulation, non pas du désir inconscient de ses membres les uns envers les autres, mais de certaines des manifestations de ce désir.
Autant que les configurations familiales, affectivité et sexualité se trouvent articulées à des spécifications morales et culturelles, à des interdits et agréments symboliques, institutionnels et judiciaires. Loin d’exister hors sol, hors histoire sociale, elles sont incluses dans un continuum d’interrelations et de croisements incessants. Mutuellement conditionnées, elles vivent les unes par rapport aux autres. C’est alors qu’il peut y avoir passage à l’acte. Celui-ci suppose des comportements à orientation sexuelle qui transgressent les contraintes morales et les usages dans un espace-temps donné. C’est le cas des relations sexuelles adulte-enfant. Ou des relations sexuelles entre adultes dont l’union maritale est légalement interdite eu égard à leurs rapports de parenté (frères-sœurs, parents-enfants majeurs, etc.). L’inceste, en effet, ne concerne pas seulement l’acte sexuel adulte-enfant.
Troisième registre, enfin. Selon les pays, des lois déterminent à partir de quel âge le consentement à une relation sexuelle est recevable. En France, le seuil est actuellement fixé à 13 ans. Mais le sous-entendu règne quant à ce qu’on peut entendre par « consentement ». Autrement dit, il est laissé à l’appréciation des avocats et des juges, avec le concours d’experts psychologues ou psychiatres, parfois de travailleurs sociaux. Un indicateur est néanmoins mentionné : le consentement suppose l’absence de « violence, contrainte, menace ou surprise ». Critères qui, nulle part précisément déterminés, requièrent à leur tour des interprétations, commentaires, ajustements. Cercle vicieux, fuite en avant ? Sans doute – mais uniquement si on évite d’aborder de front une dimension sine qua non. En effet, la question de l’inceste évoque les fonctions, rôles, statuts réels et/ou imaginaires des enfants et des adultes, caractérise ce qui est permis, ce qui est toléré, ce qui est interdit, mobilise des représentations du monde et de la société. Sont en jeu des valeurs défendues ou refoulées, des modèles de comportement, des postures éthiques dans l’exercice de l’autorité, du pouvoir et de la subordination. Affectivités et sexualités ne sont pas n’importe lesquels, ne sont ni portées par n’importe qui ni adressées à n’importe qui. Bref, l’inceste est indissociable des configurations idéologiques. Impossible de le penser sans elles. C’est pourquoi on trouve tant de réactions outrées et de récits lancinants. Le registre idéologique y agit autant qu’ailleurs, mais ici sous la forme la plus répandue : scrupuleusement obscurci, soigneusement inexploré. On joue à ce qu’il n’est vraiment pas là où pourtant il se trouve pour de bon : dans la perpétration de l’inceste, dans son occultation et dans sa divulgation, dans la souffrance, la souillure, la culpabilité (sous forme d’idéologie morale, notamment), et aussi dans la satisfaction de son accomplissement (sous forme d’idéologie machiste, notamment), dans les considérations et réactions de tous genres qu’il déclenche (individuelles et collectives, médiatiques, judiciaires, scientifiques…).
Il en va de même pour le consentement. Celui-ci consiste en l’accord donné à une expérience pas encore advenue, soit au plaisir que cette expérience est susceptible de procurer au sujet et/ou au prétendu devoir dont le sujet consentant est tenu de s’acquitter en se résignant à l’acte. Il y a consentement à ce qui pourrait être l’expérience, à ce qu’elle pourrait entrainer, à ce que le sujet croit qu’elle sera. Il ne s’adresse pas à ce que l’expérience est mais uniquement à ce qu’elle risquerait d’impliquer, au sens qu’elle pourrait et/ou devrait porter. Selon l’âge, les expériences, les rencontres déjà accomplies, les rencontres souhaitées, la conformation psychique du sujet, le consentement comporte une dose variable d’invention, d’imaginaire, de fabulation. Chez tous les humains ! Complexe, il n’exclut pas toujours le forçage, la soumission, la fascination. Il peut même être leur pseudo-synonyme, au point de représenter une contrainte incorporée. Bref, consentir c’est parier sur un avenir – signe indubitable de construction idéologique !
On objectera que notre mise en avant de la composante idéologique n’allège ni la peine des victimes ni l’infamie des victimaires. Ripostons que la question de l’inceste, parce qu’elle est suffisamment fréquente, nécessite plus et autre chose que le binôme pitié/damnation. Elle réclame des analyses aussi rigoureuses et transdisciplinaires que possible, sensibles aux enjeux subjectifs et extra-subjectifs, nuancées et dialectiques, qui n’excusent rien ni personne sans pour autant vaticiner le retour au Paradis ou la chute dans l’Enfer. Il faut faciliter des interventions aussi lucides que possible, peu ou pas sensibles au psychologisme dominant et ses relents caritatifs : refuser le politiquement correct, soit le réactionnaire nanti de bonne conscience. Tâchons d’aller au-delà des (im)postures moralisatrices pour être plus près des vies en train de se faire et de se défaire.
Saül Karsz – mars 2021
[1] Sigmund Freud, Totem et Tabou et surtout Malaise dans la civilisation (plusieurs éditions).
[2] Dorothée Dussy, « Les Théories de l’inceste en anthropologie. Concurrence des représentations et impensés », Sociétés & Représentations, 2016/2 (N° 42), p. 73-85. https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2016-2-page-73.htm Dorothée Dussy, L’inceste, état des savoirs, Marseille, Les éditions La Discussion, 2013 [trois tomes].
CET ARTICLE PARAIT AUSSI DANS LE BLOG MEDIAPART DE SAUL KARSZ