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You are currently viewing Barbares, barbarie et plus si affinités

Barbare LPDC 66Les atroces attentats parisiens de novembre 2015 dernier ont donné lieu à deux sortes de réactions. Ces dernières sont également survenues lors des tueries de janvier (Charlie, supermarché), mais pas de façon aussi nette, aussi systématiquement clivée, si immédiatement collées aux événements.

Des réactions à dominante émotionnelle, en premier lieu. Réaction partagée par des milliers de personnes et groupes à travers le monde, brutale déstabilisation des repères, heurt massif à la mort réelle d’autrui et à la mort virtuelle de soi. Expérience d’après laquelle la destruction de masse n’arrive pas qu’ailleurs. Réaction compréhensible mais parfaitement équivoque. Car les émotions ne sont pas déconnectées de représentations morales particulières, de jugements de valeur spécifiques, bref de postures idéologiques relativement précises. Le ressenti individuel, subjectif, intime, témoigne toujours d’une position collective, générale, publique. Quelle qu’en soit la conscience du sujet ému, certains événements seulement mettent en branle ses émotions, ses angoisses ou encore son indifférence. La logique de l’inconscient exclue que les affects soient naturels, spontanés ou sans raison. C’est pourquoi les tueries à répétition infligées à certaines populations n’émeuvent pas tout le monde, voire n’émeuvent pas grand monde…

Il ne s’agit évidemment pas d’éviter les émotions, de les reléguer à un second ou troisième plan, moins encore de ne rien ressentir ! L’enjeu est autre. Il s’agit d’articuler ces émotions toujours singulières à certains au moins de leurs tenants et aboutissants idéologiques également singuliers, de les mettre en perspective au sein du monde tel qu’il va. A défaut, l’option sécuritaire occupe le devant de la scène, à la fois comme dispositif d’Etat qui entraine d’inévitables dérapages et abus et également comme insécurisation de la vie quotidienne et des relations interhumaines : le sécuritaire garantit que la défiance généralisée se trouve bien au poste de commande. Plus question alors d’interroger, de savoir, de connaitre – place au senti-ment (Lacan), place à la pensée phobique, voire à la phobie de la pensée.

Des réactions à dominante réflexive, en deuxième lieu. Ici aussi l’émotion est bel et bien présente, agissante, massive. Mais les individus et les groupes qui en sont porteurs consentent à en expliciter les attendus, ils tentent de savoir comment et pourquoi ils y sont pris. Ils interrogent les montages économiques et politiques qui rendent pareils événements possibles. Ils n’écartent pas l’hypothèse du dérèglement psychique dont souffriraient les auteurs des attentats, tout en sachant que chez ceux qui essaient de contrer ces terroristes ledit dérèglement ne fait pas forcément défaut. L’incontournable dimension psychique est ici une variable d’ajustement. C’est ainsi que, dès que les événements du 13 novembre furent connus, nombre d’individus et de groupes ont fait connaitre leurs inquiétudes tout autant que leurs questionnements, leurs émois, leurs doutes, leurs convictions. Au bistro, au bar, dans le taxi, après des échanges sincères quoique non dépourvus de propos convenus sur ces événements, des interrogations pointaient et pointent toujours. En quoi ces attaques mortifères et inacceptables nous concernent-elles ? Que faisons-nous pour en devenir les cibles ? Que se passe-t-il dans le monde contemporain pour que de tels événements puissent éclater ? De quoi faut-il tenir compter à l’avenir ?

Proposons alors deux ponctuations, qui ne se veulent surtout pas des conclusions définitives. La première : ces deux genres de réaction se sont également manifestés dès le 13 novembre – signal sans doute que les gens ne sont pas tous dupes des enjeux en cours et de ceux qui pourraient advenir.

Deuxième ponctuation : pour désigner les agresseurs, des termes comme barbare, barbarie et apparentés sont utilisés. Termes qui n’ont pas le même sens selon qui les met en avant ! Dans une réaction à dominante émotionnelle, ces termes entendent distinguer les bons et les méchants, les autochtones et les étrangers, les purs et les impurs – voici une posture intégriste sans état d’âme ! Dans la réaction davantage réflexive, les barbares ne sont pas qu’en face, la barbarie ne revêt pas une seule et unique couleur : pour tout dire, c’est la terminologie du barbare et de la barbarie qu’il faut interroger. Condition sine qua non à partir de laquelle il est possible de se (re)mettre à penser, de s’arracher à l’emprise d’affects qui sont tout sauf « simplement humains » – comme on dit quand on ne veut/peut pas dire de quelle humanité réelle et concrète il s’agit.

Bien entendu, toutes les postures, tous les combats, toutes les situations, tous les discours ne sont pas équivalents, tout ne revient pas au même : ce n’est pas pour autant qu’anges et démons seraient définitivement statufiés.

Voir également « Du terrorisme à la belle âme et réciproquement » (LePasDeCôté n° 58 – février 2015).

Saül Karsz – décembre 2015

Cet article a 2 commentaires

  1. Paul Castella

    Je pense que, pour ne pas oublier de quoi ou de qui « barbare » est le nom, il est utile de se rappeler, si on l’a su, que ce mot vient du grec « barbaros », par lequel les citoyens libres, donc grecs, désignaient ceux qui, bien que d’apparence humaine, quoique visiblement attifés de façon ridicule, étaient incapables de parler la langue des humains, notamment de prononcer la lettre « bêta ». Dépourvus de parole, ils étaient par là même privés d’humanité, c’est-à-dire notoirement incapables de vivre libres. On pouvait les tuer, leur voler leurs biens, violer leur femmes et leurs enfants, et les réduire en esclavage. C’est le même mot, repris par les Arabes, que ceux-ci ont utilisé à l’encontre des populations autochtones d’Afrique du Nord, nommées « berbères ». Leur langue, évidemment, n’était entendue que comme un vulgaire jargon, et ils ont dû adopter celle des leurs envahisseurs pour avoir le droit de parler et vivre avec eux. Le « barbare » apparaît ainsi comme un avatar d’être humain qui fait des bruits avec la bouche (comme « bere-bere », « bla-bla ») pour donner l’illusion de parler. Il n’y a rien à entendre, ni à attendre, de lui.

  2. Annie Séguin Joly

    Je trouve à ce texte une ouverture inhabituelle et qui me touche beaucoup.

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