Adapté du roman éponyme et autobiographique de Robert Linhart, paru en 1978, L’établi retrace la période que le narrateur a passée au sein des ateliers Citroën quelques mois après mai 1968. Il s’y était en effet établi comme deux à trois mille intellectuels français de l’époque, en vue de se rapprocher de la classe ouvrière, la comprendre davantage et surtout y insuffler des élans révolutionnaires en soufflant sur les braises encore chaudes des soulèvements de mai. C’est avec un tempérament plutôt réservé et une santé psychique fragile que le jeune Robert va découvrir peu à peu l’aliénante répétition des tâches, la souffrance physique de laquelle son métier de professeur l’avait soigneusement préservé jusqu’alors, les discriminations raciales et la gestion autoritaire des petits caporaux en cols blancs.
Son arrivée parmi la classe besogneuse est initialement pensée comme presque prophétique, supposée lui permettre de prêcher la bonne parole marxiste-léniniste et d’embarquer les masses dans un mouvement du même type. Las, il se confronte tout d’abord aux tensions internes qui divisent une classe qui n’a rien d’homogène : origines, langues, places dans l’appareil de production, genres, idéaux et positionnements vis-à-vis du monde tel qu’il est, sont autant d’éléments qui distinguent, sinon confrontent, les différentes composantes d’une classe qui ne peut être pensée d’un seul bloc. C’est dans la prise en compte de cette complexité, de ces tensions aussi sclérosantes que fertiles que quelque chose d’un mouvement a pu s’initier. En l’occurrence un mouvement de grève face aux manœuvres de Citroën pour se rembourser des accords de Grenelle.
Robert va peu à peu se déplacer de sa position de leader d’un mouvement, pour s’imprégner de la singularité de ce qui va éclore sous ses yeux. Convaincu d’avoir des choses à enseigner aux ouvriers quant à leur condition, de leur ouvrir les yeux, il a néanmoins tant à apprendre d’eux et des inventions qu’ils vont fomenter ensemble durant ces quelques mois.
Adoptant une forme volontiers contemplative par moment, le film saisit par son élégance et la manière nuancée, non angélique, qu’il a de s’emparer de son sujet. Si le combat politique et syndical est lucidement montré dans le prix (à tous égards) qu’il coûte à ceux qui l’investissent, il restitue également les affects joyeux que revêt la lutte sociale – qui ne sont pas sans rappeler la joie manifeste croisée dans les cortèges à l’occasion de la lutte contre l’actuelle réforme des retraites. Peut-être les dominants oublient-ils parfois que la lutte n’est pas que rudesse et souffrance, mais aussi solidarité, partage, gaieté ?
Sébastien Bertho – juin 2023