You are currently viewing La philosophie dans la formation des travailleurs sociaux : est-ce bien raisonnable ?

La philosophie dans la formation initiale et permanente des travailleurs sociaux occupe une place pour le moins surprenante – place révélatrice, au demeurant, d’une situation qu’on retrouve dans bien d’autres professions. Nombre de formateurs et de responsables pédagogiques affirment l’intérêt, la nécessité, l’ouverture que cet enseignement est à même de fournir aux professionnels et futurs professionnels. Quelques heures d’enseignement sont ainsi programmées, des thèmes et des auteurs convoqués, des procédures de validation mises en place. Même s’il n’est pas rare que cet enseignement figure parmi les matières optionnelles et que la validation se contente de l’assiduité aux cours… A l’autre bout, nombreux, bien plus nombreux sont ceux qui proclament la foncière inactualité, voire l’inutilité de la philosophie dans la formation des travailleurs sociaux. Sur un plan professionnel, tout au moins. Car les étudiants et les professionnels en formation continue gardent toute latitude pour cultiver cette discipline à titre personnel, en dehors de leurs études, et, pour les professionnels, en dehors des réunions de service, de travail, de coordination, d’analyse des pratiques, de rencontre avec les usagers et de suivi des dossiers, bref, pour les uns et les autres à l’extérieur de leur labeur quotidien. Autant de raisons qui viennent renforcer le caractère supposément para-professionnel de la discipline. Justification généralement invoquée : la philosophie est de peu de poids comparativement aux urgences du terrain, aux tracas du réel et du concret, aux exigences des tutelles, aux gestes techniques que les étudiants en formation se doivent d’acquérir et les professionnels d’accomplir, à l’attention, enfin, qu’il convient de prodiguer aux personnes prises en charge, ces usagers plus ou moins démunis, englués dans toutes sortes de problèmes… D’ailleurs, des emplois du temps surchargés rendent cet enseignement, même optionnel, difficile à insérer dans un parcours normalement centré sur l’apprentissage du métier – très précisément, sur une certaine conception et du métier et de l’apprentissage.

Voilà donc les positions en présence. Soit la philosophie représente une ouverture nécessaire, un outil intéressant, mais, faute d’en assurer les conditions matérielles d’implantation, cette promotion dépasse rarement le stade des vœux pieux. Soit elle représente une abstraction culturelle, sorte d’exercice de l’esprit sinon de hobby intellectuel pour ceux qui veulent se cultiver en dehors du temps qu’ils doivent à leur employeur et à leurs publics.

Cela dit, ce qui est surprenant ne réside pas dans ces positions typiques et typées, chacune admettant d’ailleurs de multiples nuances, mais dans leur présupposé commun. L’une et l’autre partagent, en effet, l’évidence d’après laquelle la philosophie peut faire l’objet d’un choix lié tantôt aux penchants personnels, tantôt aux contextes culturels. On aurait donc le loisir de lui reconnaitre ou en revanche de lui dénier une place formelle et formalisée dans la formation initiale et continue des travailleurs sociaux et/ou dans leurs pratiques quotidiennes. Situation finalement banale, comparable à celle de n’importe quelle discipline : rien de plus évident !

Las, le premier des enseignements philosophiques n’est-il pas, justement, que l’évidence est un aveuglement qui s’ignore, autrement dit un trompe-l’œil conceptuel ?

Analysons les choses de plus près. La philosophie est absente de la formation des travailleurs sociaux dans la mesure, et dans la mesure seulement, où des programmes, des auteurs et des références ne lui sont pas spécifiquement réservés. Comme toute discipline, elle peut ne pas apparaître de manière manifeste, avérée, affichée… Mais exclue en tant que discipline nommément identifiée, en aucun cas la philosophie ne saurait l’être en tant que positionnement de facto, en tant qu’orientation donnée d’office, à l’insu des sujets. C’est là un état de fait, têtu, comme de rigueur. Même quand la philosophie brille par son absence, celle-ci ne cesse de se signaler par des signaux fort audibles, sinon tonitruants. Tels ces enseignants ou ces responsables de service qui déploient des trésors de pédagogie afin d’esquiver toute interrogation critique sur le sens d’une décision de placement, sur la portée idéologique d’une option professionnelle, sur la pertinence des formules usuelles (« enfant en danger », « jeune sans repères ») – interrogations décrétées « hors propos » dans la mesure où elles font trébucher la position de maîtrise. Tout aussi nombreux sont les enseignants et les responsables de service rapidement énervés quand ce genre d’interrogation critique ne cesse de faire retour.

Il y a bien de la philosophie, une certaine philosophie, dans la représentation plus ou moins caritative des usagers comme des sujets démunis, dans le fantasme de l’échec scolaire comme résultat des seules incompétences subjectives des élèves et des seules difficultés des parents et non pas, aussi, du fonctionnement objectif de l’appareil scolaire. Il y en a également dans la confusion entre «parents démissionnaires» qui ne veulent-ne peuvent s’occuper de leurs enfants selon certains modèles et «parents démissionnés» du fait de leurs conditions objectives de vie, ou de survie… C’est bien une conception philosophique qui fait de la philosophie une pure abstraction déconnectée des urgences du terrain ou un supplément d’âme pour des formateurs en délicatesse avec le cambouis du réel.

Il y a encore de la philosophie quand la professionnalité – impérieuse exigence que personne ne saurait escamoter – est pourtant rabattue sur la seule expertise technique, l’application des protocoles et le respect des procédures, en négligeant ce fait que ni l’expertise ni les experts ne sont en dehors du temps et de l’espace, en dehors des cultures, des idéologies, des affects et des passions. La preuve en est que le même problème technique peut s’envisager et se résoudre selon des modalités techniques fort différentes, corrélées à des postures philosophiques elles-mêmes distinctes. En effet, si les problèmes techniques demandent des solutions techniques, nullement philosophiques, il n’en reste pas moins que la manière de poser ces problèmes, les concepts déroulés, les signifiants-maîtres qui les rendent compréhensibles à certains et guère à d’autres et bien entendu les solutions trouvées ou pas trouvées…, forment un ensemble complexe toujours philosophiquement surdéterminé. Exemple de ces candidats ajournés à leur examen car leur mémoire de fin de formation «n’est pas assez professionnel», ce qui veut dire, à la fois, pas suffisamment articulé à l’exercice du métier, effectivement incontournable, et pas assez adéquat aux orientations du jury quant à ce qu’est l’exercice professionnel, ce qu’est une urgence, le rôle de la réflexion dans l’urgence, etc. Il arrive que «non conforme» soit un euphémisme pour «non conformiste». Des postures philosophiques s’y confrontent.

Le meilleur cas de figure est celui des conceptions empiristes et comportementalistes, aujourd’hui hégémoniques dans toutes sortes de domaines, bien au-delà du seul travail social. Faut-il les rejeter parce qu’elles excluent la question du sens des actions, des pratiques et des institutions ? Parce qu’elles confondent l’objectivité avec le résultat visible d’une ou plusieurs observations, en oubliant qu’il n’y a d’observation que guidée par des hypothèses théoriques[1] ? Parce que, entichées de chiffres et de tests, elles manquent de tout souci philosophique ? Rien n’est moins sûr ! Qu’on adhère ou qu’on rejette ces conceptions, la question du sens est primordiale dans le souci empiriste de se poser uniquement des questions susceptibles de réponses rapides, tout en confiant les interrogations dites « de fond », à caractère philosophique, à ceux dont c’est le métier. Autrement dit, l’empirisme est une position philosophique qui, comme toute autre, présuppose la décision –forcément philosophique – quant à ce qui serait ou pas philosophique dans les interrogations posées et les actions menées. Le comportementalisme n’est pas critiquable parce qu’il tournerait le dos à toute posture philosophique mais parce qu’il en épouse une, mécaniste, fortement corrélée au sens commun et aux préjugés dominants, philosophie guère distanciée des semblants et des apparences, que le comportementalisme tient en outre pour une posture « naturelle » et même, comble de coquetterie, pour non philosophique. La mise à ciel ouvert de la dimension idéologique de toute posture philosophique fait l’intérêt de l’empirisme et du comportementalisme, sinon leur moteur [Althusser].

Moralité : l’absence de la philosophie dans la formation des travailleurs sociaux est uniquement celle de certains courants philosophiques au profit de la présence massive, quoique pas toujours reconnue comme telle, d’autres courants également philosophiques. Ce n’est jamais toute la philosophie, la philosophie dans la disparité de ses tendances et écoles, qui est présente ou en revanche absente. Sont présentes ou absentes certaines de ses tendances et certaines de ses écoles. Rejeter en bloc la philosophie, soit la réflexion, le questionnement, le travail du négatif (Hegel), revient à naturaliser la posture philosophique que chacun pratique de fait, à son insu – naturaliser étant l’opération philosophique qui escamote le rattachement et la portée sociohistorique de toute philosophie ou qui l’admet volontiers, mais uniquement pour les postures qu’on rejette. « Naturel » et ses dérivés veut immanquablement dire non discutable, partant dogmatique.

Mais il serait naïf d’imaginer que le dogmatisme est entièrement logé en face, chez ceux qui se méfient de la philosophie parce qu’ils ne jurent que par la leur. Car accorder une place formelle à la philosophie, avec ce que cela suppose d’embauche d’enseignants qualifiés, d’agencement de programmes et de validations consistantes, ne dit encore pas grand-chose sur les modalités de présence de la philosophie dans la formation initiale et permanente des travailleurs sociaux. Encore faut-il que trois indices, au moins, soient à l’œuvre.

Le premier indice commande les deux autres. Si en effet la philosophie est l’amour du savoir, il faut souligner que cet amour est engagé, orienté, partisan. A aucun titre et en aucun sens désintéressé. Contrairement à ce que prétend une rumeur tenace, il ne s’agit nullement d’un exercice contemplatif. Ni neutre ni au-dessus de la mêlée, la philosophie est toujours, de fait, partie prenante dans les affaires de la cité. L’amour qu’elle porte ne relève pas d’une exaltation émotive, d’un senti-ment (Lacan) – il s’agit de la passion de savoir, de ça voir, de s’avoir. Le savoir qu’elle produit résulte, non pas d’un état de grâce, mais bel et bien d’une conquête au sein d’un combat contre des adversaires et avec des alliés. C’est pourquoi il y a des savoirs encouragés, des savoirs tout juste tolérés et bien entendu des savoirs interdits. Selon le régime socio-politique en place, toute philosophie n’est pas bonne à enseigner. Selon les appréhensions et les hardiesses de l’enseignant et/ou des élèves, les différentes philosophies sont très diversement déchiffrées. Car, n’en déplaise à un adage bien connu, le savoir prend vraiment de la place, et pas que dans la tête ; ce n’est pas impunément qu’on sait certaines choses, ou qu’on les ignore, ou qu’on fait comme si on n’en était pas au courant. C’est ce qu’illustrent la vie et surtout l’œuvre de maints philosophes, tout comme les thèmes que les uns et les autres développent ou combattent, leurs partis pris : de Socrate à Heidegger, de Sartre à Althusser, de Descartes à Foucault…

Il y a de la philosophie quand la question décisive comment faire ? (quels actes poser, quels discours tenir, quelles ressources mobiliser ?) ne vient pas forclore la question fondamentale pourquoi faire ? pour qui ? contre qui ? Autrement dit, quand les questions techniques ne se prétendent ni idéologiquement ni éthiquement neutres. Pour tout dire, ce ne sont pas là deux questions à tel point distinctes qu’elles renvoient à des univers étanches : dans le comment faire ? et dans le pourquoi faire ? une seule interrogation se déploie, selon deux perspectives aussi spécifiques que finalement complémentaires.

Telle est la condition majeure pour qu’un travail philosophique ait lieu : ne pas transiger sur la question du pourquoi, maintenir cette question ouverte à propos de tout thème, qu’il s’agisse de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel, des symptômes scolaires d’un enfant, des problèmes de logement ou autres. Le travail philosophique n’est pas sans rapport avec une éthique du risque. L’assistante sociale qui, malgré des injonctions diverses, s’abstient de dénoncer les familles sans papiers a quelque chose à voir avec Antigone… Ou avec les collaborateurs de tous poils quand, en se livrant à des signalements administratifs et judiciaires, cette assistante sociale ne fait que son devoir, tout son devoir, rien que son devoir. On l’aura compris : les différentes postures philosophiques mobilisent des positionnements éthiques ad hoc.

Il y a philosophie quand on interroge ce qui semble aller de soi, quand l’évidence – cet aveuglement partagé – cède progressivement et incomplètement la place à un savoir qui reste, lui, une configuration de compromis. Progressivement et incomplètement, dis-je : le savoir, on n’y insistera jamais assez, n’a rien d’un univers dans lequel il serait concevable de s’installer de manière assurée et définitive, par le biais des diplômes et des statuts sociaux. Il n’existe pas, ici, les ignorants qui ne savent rien de rien et là, les lettrés qui savent tout sur tout, et même sur le reste. Le savoir se déploie dans un processus en construction ininterrompue, tel les polders, ces terres gagnées sur la mer qu’il faut consolider sans cesse. Ce qui est philosophique n’est pas le thème traité, puisqu’il n’y a pas des thèmes nobles et d’autres impurs, des thèmes grandioses et des thèmes domestiques. Est philosophique la manière d’aborder un thème quelconque, la manière de l’infléchir, de le déplier, de ne pas l’ensevelir dans le sens commun – de ne pas céder sur la question du pourquoi.

Un deuxième indice de présence de la philosophie est le fait que son enseignement ne revêt pas un caractère ponctuel, sporadique, tel un saupoudrage de citations célèbres et de références livresques car non habitées – ceci les rendant, souvent, passablement grandiloquentes. Il importe que cet enseignement accompagne régulièrement, sinon constamment, la formation des travailleurs sociaux tout au long de leur cursus de formation, tant dans les écoles que lors des stages, dans les réunions professionnelles autant qu’au cours des pratiques quotidiennes. La philosophie doit se déployer comme l’ombre portée de la formation des travailleurs sociaux.

Il ne s’agit pas d’introduire la philosophie parce qu’elle ferait défaut, afin d’améliorer la culture générale des étudiants et des professionnels. Ce n’est pas là la thèse défendue ici. Même si pareille amélioration culturelle reste hautement souhaitable, et pas seulement pour les étudiants, l’enjeu principal se situe complètement ailleurs. En effet, introduire la philosophie n’est pas de mise parce que des postures philosophiques sont toujours à l’œuvre, y compris à l’insu de ceux qui en sont les porteurs, quels que soient leurs rapports subjectifs à la philosophie et aux philosophes. L’enjeu est de rendre cette présence toujours-déjà là aussi visible et argumentée et, partant, aussi discutable et aussi rectifiable que possible. Ce passage de l’implicite à l’explicite, du sous-entendu à la connaissance, de la vérité soi-disant évidente à l’aveu circonstancié et donc perfectible, n’est-ce pas là l’indice convaincant d’un travail philosophique en cours ?

Double statut de l’enseignement de la philosophie : enseignement particulier, ni plus ni moins aisé ou compliqué que celui des sciences sociales et humaines, de la législation, de l’informatique ou des arts manuels, la philosophie est aussi une dimension constamment à l’œuvre dans la transmission et la réception de toute discipline. Il s’agit d’un enseignement parmi d’autres autant qu’une constante qui anime tout enseignement possible. Enseignement parmi d’autres : c’est là l’enseignement de la discipline appelée philosophie, qui concerne les conceptions, systèmes et doctrines qui font partie de l’histoire de cette discipline, les noms et les œuvres qui y marquent un avant et un après significatifs. Mais il existe aussi l’enseignement philosophique, qui recoupe éventuellement l’enseignement de la discipline sans nullement faire avec elle double emploi. Un enseignement est philosophique quand il ne débite pas des vérités prétendues ultimes, même si elles émanent de grands penseurs muséifiés, mais soutient des certitudes dont on montre comment elles ont été travaillées au cours de débats, comment elles constituent des résultats, des effets, des conséquences et non des révélations. L’enseignement est philosophique s’il donne droit de cité aux doutes et aux questionnements, donc aux avancées de la discipline enseignée, quelle qu’elle soit, et également à ses points obscurs, à ses impasses et à ses énigmes. Les incertitudes deviennent ainsi des circonstances indispensables de l’enseignement et les incompréhensions des moments cruciaux de l’apprentissage, des moments bienheureux qui obligent à améliorer les explications et à réduire la dose de sous-entendus.

Il y a enseignement philosophique quand, quelles que soient la discipline enseignée, la pratique analysée, la méthodologie mise en œuvre, y compris quand il s’agit d’enseigner la philosophie, la question du comment faire n’écrase pas (trop) la question du pourquoi faire. C’est alors que le commensal, ici l’étudiant, est encouragé à passer de la salle à manger aux cuisines et retour – retour à une salle à manger qui ne sera pas exactement la même que celle d’avant la fabrication du repas.

L’enseignement est philosophique quand il apparait que la philosophie ou la discipline qu’il s’agit de transmettre ne relèvent ni du don ni du dû mais bien du travail, simplement et énormément du travail. Ce n’est pas une question de vocation, ni même d’intelligence, mais d’effort réitéré, de persévérance et d’acharnement, bref une question de labeur et de laboureurs… Avoir des raisons de soutenir certaines positions et accepter de ne pas avoir raison pour autant. En cela, la philosophie, une certaine philosophie tout au moins, a partie liée avec les idéaux démocratiques.

Deux personnages-types sont ainsi mis en scène. Tous deux indispensables et même complémentaires, cependant ils ne se confondent surtout pas. L’enseignement de la philosophie nécessite les compétences d’un enseignant qui, suffisamment cultivé en la matière – réquisit 1 – est à même de transmettre une partie de sa culture – réquisit 2 – et aussi d’obtenir ou d’essayer d’obtenir qu’elle parvienne à destination, qu’elle intéresse ceux à qui elle s’adresse – réquisit 3. Une certaine culture philosophique est ainsi articulée à ce qu’on appelle habituellement des habiletés pédagogiques. A son tour, l’enseignant de philosophie peut être ou pas un philosophe, personnage susceptible d’accomplir in situ – dans une salle de cours, lors d’une réunion de synthèse, à l’occasion d’une séance d’analyse des pratiques, au bistrot – ce travail de déconstruction argumentée des évidences, d’interrogation raisonnée des lieux communs, d’ouverture détaillée à des possibles, de revendication réitérée du pourquoi sans sous-estimation du comment qui est la marque d’une philosophie à l’œuvre. Si le philosophe peut être ou pas également un professeur de philosophie, tout comme celui-ci peut être ou pas un philosophe, dans tous les cas le philosophe est supposé avoir la capacité de mobiliser cette armée de réserve qu’est la culture philosophique, d’articuler le geste d’un professionnel à la geste d’un maître à penser. Cette capacité lui octroie le label toujours provisoire de philosophe.

Cependant, ni l’enseignement de la philosophie ni l’enseignement philosophique ne visent à remplacer la matière concernée (sciences sociales, informatique, législation). L’équivoque serait de croire que la philosophie puisse, à un titre ou à un autre, remplacer les sciences : ce sont là des prétentions omni-explicatives de certaines postures philosophiques, en contradiction flagrante avec le travail philosophique réel. Ce ne sont pas des philosophies pratiquées de fait qui peuvent soutenir ces prétentions omni-explicatives mais plutôt l’irruption massive des attachements idéologiques des postures philosophiques omniscientes et la toute-puissance des prophètes mutés en philosophes. Or, ni le philosophe ni l’enseignant de philosophie ni la philosophie en tant qu’amour du savoir ne sauraient prescrire au sociologue, au psychologue ou au travailleur social ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire ; bien au contraire, travailler philosophiquement implique d’apprendre d’eux, de leur confrontation au réel, de leur travail d’enquête, de trouvailles qu’ils arrivent à forger. La fonction de la philosophie n’est pas de tracer la route des sciences et des savoirs disciplinaires mais de les accompagner au mieux. Ce savoir n’est pas en surplomb puisqu’il s’agit d’ouvrir des perspectives critiques. Et, pour cela, il faut se placer au milieu du gué.

Objectif : fabriquer une culture philosophique aussi solide que possible, ce qui amène un désir de philosophie, soit de parti pris envers la question du pourquoi. Nous réservons l’appellation « philosophe » au militant du pourquoi. Cela suppose, bien entendu, que les centres de formation inventent des modalités organisationnelles qui permettent l’émergence et l’étayage d’un tel désir, sans trop s’abriter derrière les contraintes ministérielles et budgétaires qui pèsent sur eux. Plus d’une fois absurdes, souvent contre-productives, ces contraintes qui sont bel et bien réelles ne suffisent cependant pas à expliquer les marges de manœuvre que les centres de formation prennent ou ne prennent pas, les engagements qu’étudiants et professionnels assument ou au contraire esquivent. Comme indiqué déjà, le choix des centres de formation n’est certainement pas de donner ou de refuser une place à la philosophie – leur seul choix, grave, stratégique, à propos duquel ils disposent de larges pouvoirs qui, selon les cas, inquiètent ou attirent les décideurs pédagogiques et administratifs, porte sur les orientations philosophiques effectivement présentes et sur celles qui restent visiblement absentes, sinon prohibées.

Troisième indice, enfin. Celui-ci se fait jour quand la philosophie est présentée comme une pratique vivante, même – voire surtout – dans le cas d’auteurs dits classiques, qu’il convient par conséquent de ne pas renfermer dans des caveaux culturels. La philosophie est, a toujours été, ne peut cesser d’être un champ de divergences, d’oppositions et de conflits et bien entendu aussi de convergences, d’alliances et de pactes. Pas les uns ou les autres de ces traits mais tous à la fois. La philosophie est tout sauf lisse, unie, d’un seul tenant. Le pluralisme lui est indispensable – non pas la complaisance des opinions se succédant comme dans un défilé de mode, mais le pluralisme et la pluralité effectivement pratiqués et constamment remis sur le métier : la polémique aussi argumentée que possible. Condition sine qua non pour pratiquer cet exercice philosophique par excellence qui consiste à interroger les sous-entendus des catégories («femme en difficulté», «jeune sans repères») qui, utilisées sans questionnement de leur étendue et de leur pertinence, ne cessent en fait de nous utiliser à leur tour et de rendre carrément impossible de comprendre ce que vivent ces femmes et ces jeunes.

Autant dire que, quand l’enseignement de la philosophie n’est pas orienté par ces indices rapidement évoqués ici, ce n’est en principe pas la philosophie qu’on enseigne, mais une doctrine passablement catéchistique qui psalmodie des réponses à des questions qu’on a pris bien soin de ne pas (se) poser. C’est souvent le chemin le plus court pour confondre le cours de philosophie avec une leçon de morale, et réciproquement. Morale qui, d’ailleurs, ne change pas de nature parce qu’on la rebaptise éthique…

Précision supplémentaire, et pas des moindres. Nous évoquons tantôt la philosophie, tantôt les philosophies, voire les postures ou les positionnements philosophiques. Dans son principe, « philosophie » au singulier désigne une discipline, un champ de savoirs, un univers d’élaborations théoriques… qui, de fait, se réalisent sous forme de philosophies plurielles, habituellement appelées écoles, tendances, orientations. Ce sont là les implantations historiques du travail philosophique dans des époques, des sociétés, des cultures, chez des penseurs. Lapalissade qui n’en est pas une : c’est bien dans l’histoire qu’on fait de la philosophie, au sein de l’histoire, à son propos et à son intention, pour tenter de peser sur son devenir. Aucune philosophie ne traverse les siècles et les conjonctures si elle n’est pas reprise, retissée, réinterprétée, combattue ou poursuivie par des philosophies actuelles. Cette relecture après-coup rend une philosophie provisoirement éternelle.

Précision indispensable, elle souligne encore que la philosophie est un espace de controverses, d’emprunts, d’alliances, de rapports de force et de convergences – un espace dont tous les contributeurs sont vivants, certains physiquement, d’autres symboliquement, tous par leurs œuvres…

C’est pourquoi nous insistons à dire que ce n’est pas la philosophie qu’on enseigne mais certaines démarches, notions et argumentations, des modalités de pensée spécifiques, des styles discursifs, des questionnements ad hoc et aussi des silences et des sous-entendus – toujours sous l’égide d’une ou plusieurs postures philosophiques particulières qui en assurent la cohérence, justifient les choix, orientent les explications fournies. Ce n’est pas la philosophie qui circule dans les programmes et dans les enseignements mais certains courants, certaines tendances (qui trop souvent relèvent d’une variante de l’idéalisme, notamment humaniste). C’est pourquoi il est courant que ce qu’on appelle philosophie soit en fait une philosophie morale, voire moraliste.

Cela dit, si les considérations ci-dessus valent, en partie, pour divers genres de formation, elles s’avèrent particulièrement pertinentes dans la formation des travailleurs sociaux. Ce, en fonction des métiers dits du social qu’ils auront à exercer ou exercent déjà. Ces métiers sollicitent simultanément des savoirs hétérogènes et des expertises disparates, de la psychologie à la psychiatrie, du droit à la psychopédagogie, des sciences sociales à l’informatique… C’est précisément dans cet ensemble bigarré, guère stabilisé car chaque composante disciplinaire poursuit sa logique propre, que les travailleurs sociaux ont à puiser des ressources en vue de leurs pratiques professionnelles – pratiques qui, pourtant, ne se réduisent à aucun des registres évoqués. Ni même à leur addition. Le travailleur social n’est ni sociologue, quoiqu’il intervient sur des aspects institutionnels et juridiques, ni économiste, bien qu’il traite de revenus, d’emploi et de chômage, ni psychologue, moins encore psychanalyste ou psychiatre, alors que ses interventions visent la subjectivité des publics auxquels il s’adresse, et ainsi de suite…

Faute de se servir des ressources incontournables et précieuses fournies par les sciences sociales et humaines ainsi que du droit, les interventions sociales succombent à un lyrisme déconnecté du réel et de ses urgences. Ou régressent implacablement vers leur passé caritatif – l’invocation de « l’humain », de « relation humaine » et apparentés tient lieu de signifiant-maître dont la fonction principale est d’empêcher de penser. Mais, paradoxe structurel et à ce titre indépassable des interventions sociales, les disciplines citées ne détiennent ni la clé, ni le mode d’emploi, ni moins encore la logique de ces interventions. En effet, pour se déployer, ces dernières insistent à lier, articuler, mélanger, entrecroiser, ce que ces sciences, pour exister comme telles, insistent à séparer, morceler, isoler en tranches spécialisées (subjectivité – idéologie, affects – travail, sexualité – ordre social…)[2].

Or, c’est justement là qu’apparait une des utilités du travail philosophique ! « Utilité » est le mot juste : le travail philosophique sert, est utile, fécond et productif. Il est utile, notamment, pour tenter de penser comment et pourquoi le paradoxe ci-dessus est possible et même fructueux : l’objet et l’objectif propres aux interventions sociales passent par les dimensions économiques, institutionnelles, politiques, etc. sans pourtant s’y cantonner. Elles les débordent de tous côtés. Le social n’est pas que l’économique, que le politique, que le subjectif – tout en l’étant pour partie… Ce n’est pas là un inconvénient mais la raison d’être des pratiques sui generis du travail social.

Explorer cette piste implique d’interroger l’étanchéité supposée des objets d’étude des sciences sociales et humaines, de retisser des liens, des prééminences et des subordinations. Tâche inconcevable sans une philosophie qui questionne ce qui semble définitivement acquis, qui montre que d’autres manières de voir et d’agir sont possibles à propos de réalités qui se présentent comme solidifiées et imperturbables. D’autres manières fructueuses, pertinentes, efficientes, efficaces.

Penser et non seulement commenter, décrire. Oser, dévier, inventer et non seulement plaquer. Investir et non seulement appliquer.

Il ne s’agit certainement pas de former des professeurs de philosophie, ni non plus des philosophes, mais des travailleurs sociaux relativement équipés pour s’orienter dans un monde changeant, disparate, hétérogène, inédit. Dans un monde auquel aucune formation, quelle qu’en soit la rigueur, ne peut préparer exhaustivement. Pour se lancer dans l’aventure du monde, il faut disposer, soit de doctrines soigneusement clôturées, sans portes ni fenêtres, langues de bois à l’épreuve de réalités, soit de quelques points cardinaux, suffisamment clairs et suffisamment dialectiques, qui permettent de s’orienter dans le monde tel qu’il va et de dessiner un monde tel qu’on le voudrait. Respectivement, discours religieux et discours philosophique – le premier n’étant pas exclusif des personnels ecclésiaux, ni le second l’apanage des gens du métier.

Ce n’est pas avec des catégories philosophiques que les travailleurs sociaux peuvent contribuer à améliorer le sort de ceux qu’ils accompagnent. Il n’en demeure pas moins que, à œuvrer sous des catégories impensées, la tâche s’avère encore plus ingrate et l’éventuel succès davantage improbable. Penser implique de ne pas confondre le diagnostic sur les personnes avec les personnes elles-mêmes : aucun sujet humain ne se réduit à ses symptômes ni même à son dossier. Chez maints travailleurs sociaux, découragement et lassitude doivent quelque chose à leur distance probablement excessive à l’égard des philosophies du questionnement, des philosophies critiques. La difficulté à faire un pas de côté vis-à-vis des pratiques habituelles, plus précisément vis-à-vis des représentations habituelles à propos des pratiques effectivement mises en œuvre, mine lentement et sûrement l’intérêt des praticiens pour leur travail. Et envers leur vie au travail.

Un dernier mot sur l’intitulé de mon propos : «la philosophie dans la formation des travailleurs sociaux, est-ce bien raisonnable ?» Réponse en principe négative, parfaitement négative. Ce n’est en effet pas raisonnable du tout ! C’est pour cela, justement, que sa place est unique : si l’enseignement philosophique affirmé ici mobilise la raison, le raisonnement, l’argumentation et la controverse, ce n’est pas pour autant que tout cela serait raisonnable, convenable, politiquement correct. Le souci philosophique étant de penser, c’est-à-dire de ne pas céder sur la question du pourquoi, la philosophie ne saurait être bien-pensante. Sous peine d’être bienpensante. Incapable de proclamer ce qu’il faut penser, selon quels contenus, avec quels alliés et quels adversaires, la philosophie dans la formation de travailleurs sociaux prône la pensée comme risque, aventure, pari – surtout pas pour s’élever au ciel des idées mais pour prendre pied sur la terre des progrès et des régressions sociales, là où les sujets humains sont convoqués à naître, là où ils vivent comme ils peuvent et/ou comme on les laisse, là où ils meurent, mais pas tous de la même manière, ni pour les mêmes raisons. J’appelle philosophie une des modalités de l’engagement dans les affaires de la cité, indispensable dans la formation de travailleurs sociaux ne se contentant pas du rôle d’exécutants des politiques sociales et des dispositifs institutionnels, qu’ils sont de fait, mais dont ils ont toujours la possibilité de se décoller au moins partiellement.

Conclusion : agir ou philosopher, tel n’est surtout pas le dilemme. Ni pour les travailleurs sociaux, ni pour aucun autre corps professionnel.

 

[1] « Hypothèses théoriques » est en fait un pléonasme : quand les hypothèses sont insuffisamment théoriques, peu rigoureuses, guère argumentées, il s’agit en réalité de préjugés.

[2] Pour des développements plus larges : Saül Karsz, Pourquoi le travail social : définition, figures, clinique (Paris, Dunod, 2011)

Saül Karsz – Août 2010

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