Myriam est porteuse d’une pathologie qui l’empêche d’effectuer nombre d’actes de la vie quotidienne. Elle ne communique pas par la parole. Sa situation nécessite l’aide de tiers pour s’alimenter, se déplacer, prendre soin d’elle, traduire ce qu’elle souhaite dire et faire, ce qui la fait souffrir ou vibrer, ce qu’elle veut manger et où elle aime aller, qui elle a envie de côtoyer et qui elle préfère éviter…
Ses parents vieillissants sont aux premières loges, qui lui dispensent une aide au quotidien et une affection empreinte de culpabilité. Ils craignent ce qui pourrait lui arriver de fâcheux ou de rédhibitoire. L’idée même que Myriam pourrait décompenser en raison d’une erreur d’estimation de ses besoins les fait redoubler de précautions afin de retarder les effets délétères de la pathologie tout en créant des procédures contraignantes pour les professionnels qui accompagnent leur fille.
Une armada d’auxiliaires de vie intervient au domicile de la famille. Ces professionnels tentent, parfois difficilement, de se frayer un chemin plutôt sinueux entre les demandes de Myriam et les préconisations injonctives et précautionneuses de ses parents. Ils apportent une aide pour des tâches ui ne sont finalement pas les leurs (éplucher des patates…) au détriment d’activités plus épanouissantes souhaitées par Myriam.
Ces salariés qui interviennent en journée et pendant la nuit sont managés par une société prise entre une déontologie de l’écoute des besoins des usagers et le souci de rentabilité. Les grilles de salaires peu encourageantes et les contraintes budgétaires rendent difficile la fidélisation des intervenants, désaffections et défections s’ensuivent.
Un Service d’Aide à la Vie Sociale (SAVS) tente de faire émerger les aspirations de Myriam en portant ses demandes d’émancipation et en essayant de faire vivre ses projets d’une vie moins régentée par les parents et les aidants, moins protocolisée, moins institutionnalisée, bref moins lourde et plus épanouissante.
Une problématique complexe
Pour Myriam, qui exprime le fait de vouloir vivre sans ses parents et même assez loin d’eux sans pour autant être accueillie dans un établissement, pas d’échappatoire évidente vers un ailleurs, d’autant plus qu’elle ne souhaite pas se fâcher avec eux ni même les contrarier. Pour les parents, la difficulté de transmettre à d’autres aidants potentiels leurs savoirs et leurs compétences – dont une partie est gardée secrète sous prétexte de possible danger pour Myriam (comme l’administration des médicaments et la composition de l’alimentation) – car ils n’imaginent pas que Myriam pourrait (sur)vivre sans eux et leur expertise. Pour les intervenants à domicile, une grande frustration d’être limités à des tâches non valorisantes par rapport à leurs compétences en raison du manque de délégation pour certains actes d’accompagnement. Pour la société prestataire de service, peu de marges de manœuvre face aux demandes et critères de la famille en termes d’interventions et d’intervenants et la législation contraignante qui sous-tend l’activité. Pour le SAVS, du mal à trouver et proposer des alternatives de vie qui puissent être validées par Myriam et acceptées par ses parents.
Une clinique de la complexité
Tenir compte de la complexité de la situation dans laquelle se meuvent les différents acteurs c’est tenter de dépasser la seule description des faits pour aller vers l’explication et l’analyse des présupposés qui guident les protagonistes et surtout les logiques des processus dans lesquels ils se trouvent tous entrainés et plus ou moins dépassés.
Car si tous n’ont pas raison, chacun a des raisons de tenir ses positions : l’expression des besoins et désirs pour ne pas passer à côté d’un bonheur présumé, la peur et la culpabilité face à l’inexorable de la pathologie évolutive, l’envie de ne pas s’ennuyer dans son métier, la volonté de ne pas céder aux exigences d’un client, la croyance que rien ne soit possible au-delà des réponses déjà proposées. Mais aussi les représentations des droits des personnes en situation de handicap, les devoirs des parents envers leurs enfants, le poids des acquis d’une formation sur la réalité des usagers, les impasses imposées par les tutelles et les financeurs, la toute-puissance et/ou l’impuissance de professionnels qui pensent avoir atteint les limites du maintien à domicile… Autant de positions subjectives traversées et travaillées par des formatages idéologiques, soit des façons de penser le monde et de s’y voir, des modèles et repères qui guident les réflexions et les comportements. Tout cela participe de la complexité réelle de la situation.
Or cette complexité n’est pas réductible aux représentations de la situation qu’en ont ceux qui la vivent et qui peut leur sembler inextricable. Elle peut receler des pistes d’actions inédites parce que non imaginées encore. A condition de ne pas figer les différents acteurs dans une opposition stérile, de les faire travailler non pas tant sur les réponses qu’ils formulent que sur les questions qu’ils pourraient élaborer ensemble. Penser la complexité en termes d’entraves à l’action c’est s’enfermer dans des impasses et se priver de possibles à advenir, dans l’attente d’un épuisement d’un ou plusieurs des protagonistes. On peut au contraire faire le choix de cheminer vers des expériences à vivre, préparer le terrain pour affronter les changements à venir. Penser non en termes de complications indépassables mais de complexités à travailler.
Claudine Hourcadet – mars 2023