Introduit par Lacan, notamment dans les séminaires “Les formations de l’inconscient” et “le désir et son interprétation”[1], la notion de sujet supposé savoir est l’un des socles de la relation transférentielle qui va lier un analysant et un analyste. Le premier supposant que le second sait ce qu’il en est de ses symptômes, c’est de lui qu’il attend des réponses, des solutions à ses maux, les voies de sa guérison. Le process de la cure induira un déplacement progressif de sorte que le patient découvre qu’il détient, lui, un savoir (inconscient) sur lui-même.
Dans la relation qui s’établit entre un travailleur social et un usager, un phénomène présentant quelques points communs peut advenir : l’usager prête souvent un pouvoir au travailleur social qui, d’après lui, pourrait nettement favoriser l’accès à un logement, à un travail, résorber des difficultés financières, ouvrir des droits, etc… C’est en général l’une des raisons explicites qui occasionne cette rencontre.
Risquons-nous ici à parler d’un sujet supposé pouvoir. Précisons d’emblée que savoir et pouvoir ne sont pas à penser de manière ni symétrique (chacune des deux dimensions recouvre des spécificités propres), ni étanche l’une à l’autre (certains savoirs occasionnent certains pouvoirs, et inversement).
Deux composantes au moins peuvent être identifiées dans la supposition de pouvoir. L’une recouvre une certaine matérialité, opère de manière palpable, peut être identifiée dans le réel, la seconde est davantage fictionnelle, relève de croyances individuelles et collectives, fantasmées par des sujets, véhiculées par des discours tenus à l’égard de ce qu’est et peut le travail social.
Un travailleur social est en effet supposé détenir des connaissances juridico-administratives, savoir repérer les différents acteurs de son champ d’intervention, s’être formé à une certaine approche clinique, savoir quelque chose de ce qu’est l’addiction ou la vie à la rue, l’adolescence ou la fin de vie, les violences conjugales ou les parcours d’exil… Si son intervention sur les conditions matérielles d’existence des sujets-usagers est indirecte (palliative), elle n’est pas nulle[2]. Accéder à un logement social, ouvrir des droits en matière de protection sociale, trouver un stage, un hébergement… peuvent, parfois, être grandement facilités par la rencontre avec un travailleur social. Celui-ci est supposé en avoir les compétences, et le mandat. Son pouvoir trouve là une certaine matérialité, relative, mais pas inexistante.
Néanmoins, le pouvoir qu’on lui suppose relève également de la fiction, recouvre bien des dimensions projectives, en décalage plus ou moins important avec les effets réels que son intervention produit. Pour exemple, le demandeur d’asile qui prête à son travailleur social référent le pouvoir d’influer de manière décisive sur l’obtention du statut de réfugié. Le chercheur de logement social qui pense que le courrier de l’assistante sociale fera accélérer l’aboutissement de sa demande. Le demandeur d’emploi qui imagine que son conseiller en insertion professionnelle va lui trouver un job… Autant de scènes archétypales que tous les travailleurs sociaux ou presque ont vécu, dans leurs champs respectifs.
La dimension projective de la supposition de pouvoir n’en demeure pas moins un aspect tout à fait important et consistant du travail d’accompagnement, dans ce qui l’entrave mais aussi le favorise. Elle est à prendre en compte, car, on le sait, les fictions aussi sont agissantes. Situation parfois désarçonnante que d’être investi d’un pouvoir que l’on n’a pas tout à fait. Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités nous dit l’adage, mais il ne précise pas que cela vaut également pour la dimension fictionnelle ou imaginaire des pouvoirs effectifs.
Car si le travailleur social risque fort de s’avérer décevant par la minceur de ses marges d’interventions matérielles, il gagne à procéder à une analyse aussi fine que possible de ce qui est projeté sur lui par l’usager. En découlent les choix stratégiques qu’il va opérer dans son accompagnement. Il peut par exemple cadrer de manière ferme les contours de ses possibilités réelles, décrire aussi précisément que possible les conséquences probables ou potentielles de son intervention.
Ou bien, face à la détresse d’un usager qui a besoin de croire au pouvoir de celui à qui il s’en remet, incarner le temps nécessaire, un sujet à pouvoirs. C’est parfois à ce prix que certains sujets peuvent parvenir à (su)porter le poids de leur existence. Ici se loge la dimension centrale de l’intervention sociale, à savoir un travail à dominante idéologique[3], où il s’agit de prendre en compte la manière singulière dont tout un chacun peut s’arranger et se débrouiller avec la vie qui est la sienne.
Sébastien Bertho – avril 2024
[1] LACAN Jacques, Le séminaire, livre V, Ed. Seuil, Paris, 1957 ; Le séminaire, livre VI, Ed. Seuil, Paris, 1959
[2] Voir KARSZ Saül, Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique, Dunod. Paris, 2004
[3] S Karsz, op. cit