
Comme signalé dans LePasDeCôté n° 45, il existe une multiplicité de références disciplinaires et méthodologiques pour l’analyse des pratiques professionnelles. Or ces démarches se clivent singulièrement selon qu’elles privilégient l’analyse des pratiques ou l’analyse des praticiens. Les multiples tentatives de distinction entre supervision et analyse des pratiques illustrent régulièrement ce clivage. Dans ce champ de controverses plus ou moins argumentées, il y a lieu de prendre parti. Nous soutenons ici une modalité singulière d’analyse des pratiques : elle se réfère aux orientations développées par Pratiques Sociales[cf Saül Karsz, « une clinique transdisciplinaire » in Pourquoi le travail social, Dunod Paris 2011].
Présupposés théoriques et visée opératoire de cette clinique transdisciplinaire
Acteur, le praticien n’est pas le moteur de la pratique. Celle-ci mobilise des dimensions subjectives, des valeurs, normes, représentations, des savoirs et savoir-faire, des procédures, modélisations, techniques qui opèrent au beau milieu de contraintes économiques, politiques, institutionnelles, juridiques. En aucun cas la réalité de la pratique n’est réductible aux intentions du praticien. Celui-ci est un agent-agi au sein d’une pratique surdéterminée. On ne confondra donc pas le réel des pratiques avec son appropriation imaginaire, métaphorisée dans l’expression : « ma » pratique.
Trois registres entremêlés : théorique, idéologique, psychique. La clinique transdisciplinaire s’attache à repérer des lgiques, soit des manières de penser et de faire dans l’abord des situations. Le registre théorique vise la mise au clair des orientations engagées, des procédures mise en œuvre, des actions et discours déployés. Le registre psychiqueinterroge les investissements conscients et inconscients des positionnements subjectifs en termes d’identifications, projections, introjections, transferts et contre-transferts. Le registre idéologique permet d’investiguer les valeurs, normes, représentations, idéaux…, brefs les partis-pris qui orientent chaque pratique singulière. La conjonction de ces trois registres est un des fils conducteurs de cette clinique.
Une exigence d’objectivité. Cette clinique concerne l’analyse concrète de situations concrètes. En investissant les registres ci-dessus, elle questionne le récit d’une situation-usager proposé par un professionnel. Elle tente de dégager l’implication des multiples personnages qui la traversent : usager, famille, éducateur, équipe…, tous porteurs conscients/inconscients d’idéologies familiales, sexuelles, professionnelles, politiques… se matérialisant dans des comportements, actes, gestes, discours etc. Elle interroge également les prescriptions de la politique sociale qui ordonnance le traitement administratif ou judiciaire, désigne les symptômes qu’il convient d’éradiquer, définit les droits et devoirs des usagers de même que les bonnes pratiques à mettre en œuvre… Partant d’une situation concrète proposée au travail d’analyse, la clinique permet d’opérer un pas de côté afin d’aboutir à une autre lecture de la situation présentée. Le concret d’arrivée devient ainsi le concret de départ rectifié, interrogé et mis en sens, mis en concept. Ce processus dialectique théorie/pratique n’est nullement évident, car son but n’est pas de dire quelle pratique il convient de déployer, mais quelle est celle, de fait, qui est mise en acte, souvent à l’insu du ou des professionnels.
Un parti pris éthique. La clinique transdisciplinaire est guidée par une orientation rigoureuse : l’identification aussi précise que possible, dans le « un par un » des situations, des rapports entre les figures de la charité, de la prise en charge et de la prise en compte. Pas forcément religieuse, la modalité charitable réduit les usagers à leurs symptômes. Trop aliénés, handicapés ou vulnérables, ils sont censés dépendre entièrement des professionnels, sous réserve des qualités compassionnelles de ces derniers. En revanche, s’ils paraissent capables d’une relative autonomie, la prise en charge les encourage à consentir aux modèles de comportement et d’affects qu’ils doivent, pour leur bien, réaliser. Les qualités du cœur sont alors corrélées aux savoirs disciplinaires, méthodologiques, organisationnels des professionnels. Dans la prise en compte, les usagers ne sont pas réductibles à leur état physique et/ou mental. Stratégies et marges de manœuvre leur sont reconnues de telle manière qu’ils soient aussi actifs que possible dans l’accompagnement qui est fait avec eux et non pour eux. Etres de besoins dans la charité, sujets de désirs dans la prise en charge, ils deviennent des sujets socio-désirants dans la prise en compte. Cette tension entre trois figures entrecroisées et contradictoires de l’intervention sociale et médico-sociale constitue un autre fil conducteur majeur de cette clinique.
Point d’orgue : la clinique transdisciplinaire met en perspective l’impossible neutralité idéologique, politique et psychique des interventions sociales et médico-sociales. En subordonnant la question stratégique du « comment faire » à celle décisive du « pourquoi faire », elle interroge le bien-fondé des interventions, leur rôle dans la conservation ou bien la transformation des représentations, valeurs, idéaux, normes et modèles de vie. Car c’est bien aussi au cœur de la subjectivité et de l’intersubjectivité que se jouent, se perpétuent ou se modifient les rapports sociaux. A cet égard, la clinique transdisciplinaire permet d’être moins dupe et de prendre parti en connaissance de cause.
Des récits d’expériences mettant en œuvre cette orientation seront présentés prochainement.
Jean-Jacques Bonhomme – Janvier 2014