Edito du numéro de juin du PasDeCôté :
Immanquable, incontournable, envahissante : la violence est partout, tous azimuts. L’actualité nationale et internationale, publique et privée, individuelle et collective en témoigne jour après jour. Situation on ne peut pas plus inquiétante. Que faire ? Resserrer les rangs, bien entendu, se calfeutrer dans ses certitudes, se claquemurer dans le communautarisme, le vrai, celui qui dépasse religions, origines ethniques, couleurs de peau : le communautarisme de classe et de groupe social. Devant la violence tous azimuts, il convient de se méfier, surtout de se méfier. De qui, en fait ? La réponse est aussi longue que les manifestations du phénomène : se méfier des adversaires récents ou ancestraux ou éventuels, des voisins trop proches ou désespérément éloignés, des amis, notamment de ceux qui semblent l’être, de l’homme, de la femme, du jeune de la rue ou du métro ou de la nuit tombée ou des quartiers difficiles, sans s’oublier soi-même, capable parfois de quelques vilenies.
Cependant, les multiples occurrences logées sous le même signifiant violence posent question. On met ensemble des événements et des situations qui ont peu, voire rien en commun. Ajouter quelque qualificatif et passer du singulier au pluriel introduit d’utiles éclaircissements : violences policières, violences des manifestants, violences des hooligans, violences intrafamiliales, violences sur les femmes, etc. Ces appellations indiquent des lieux et des temps, des protagonistes ad hoc, des auteurs. Elles esquissent des précisions. Et nous apprennent quelque chose d’essentiel : ce n’est nullement la violence en général qui est partout présente mais certaines de ses formes, de ses destinataires et de ses bénéficiaires. De quoi confirmer que la référence à la violence en général relève du confusionnisme le plus complet. Mais alors, quel poisson cette référence contribue-t-elle à noyer, qu’est-ce que la violence en général permet de ne pas traiter ?
Las, passer au pluriel et à la qualification peut s’avérer un simple subterfuge si on évite d’analyser les logiques concrètes chaque fois mises en œuvre, de repérer les destinataires mais aussi les commanditaires et les bénéficiaires spécifiques qui en souffrent ou qui en jouissent, d’épingler les configurations idéologiques et psychiques précisément mobilisées, les structures formelles et informelles précisément mises en action. Sans ce travail d’analyse et de démonstration, toute violence, même particularisée (policière, contre les femmes, chez les manifestants, etc.) reste vague, indéterminée, disproportionnée. Trop de métaphysique, pas assez de clinique.
Déduira-t-on que ces discours sur la violence et sur les violences sont finalement superflus, inutiles, sans effet aucun ? Que nenni ! Leur efficacité est redoutable puisqu’ils nous incitent à avoir peur, très peur, à nous méfier de l’univers entier, à ne surtout pas lâcher nos prés carrés – à nous barricader vis-à-vis du monde ! Fermeture qui, à son tour, n’est en rien une réaction primaire, spontanée et instinctive. Il s’agit d’une posture réactionnaire qui appelle « violence » uniquement celle qu’on reçoit mais non celle qu’on inflige, qui fait l’impasse sur les conditions socio-politiques qui rendent certaines violences possibles et font croire que d’autres violences seraient normales, naturelles, voire inexistantes – ce qu’on appelle la paix sociale.
Conclusion : les discours sans analyse circonstanciée des violences singulières font partie de la violence généralisée que nous croyons vivre.
Saül Karsz – Juin 2016