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You are currently viewing Sociologisme / psychanalisme : une bévue contre une autre ?

Dans le bulletin www.Lacan.quotidien n°554, la psychanalyste Clotilde Leguil propose un texte intitulé « La haine est sans raison, mais elle n’est pas sans objet », transposant des propos de Jacques Lacan référés, non pas à la haine, mais à l’angoisse. Elle revient sur les attentats de janvier et de novembre 2015 et dit son malaise à l’égard des orientations deim2s sciences sociales, de la sociologie en particulier, saisie comme une discipline unifiée, oubliant qu’elle est traversée par des courants et des tendances disparates. Selon C. Leguil, « l’explication sociologique offre une grille de lecture qui revient – sous couvert de s’interroger sur les causes – à légitimer, ou à justifier, ou à rendre compréhensible ce qui est pourtant sans raison ». Or « il n’y a pas de causes sociales au djihadisme », écrit-elle citant l’essayiste américain Paul Berman. Pour ce dernier, « La doctrine des causes profondes nous induit à penser que cette rage insensée, étant le résultat prévisible d’une cause, ne saurait vraiment être insensée. Pire : la doctrine des causes profondes nous conduit au soupçon que nous pourrions nous-mêmes en être la cause ».

La position de C. Leguil n’invite pas à chercher des raisons économiques, politiques, culturelles… aux gestes et comportements individuels et collectifs, de tenter d’identifier des structures sociales à l’œuvre dans les idéaux et les subjectivités des assaillants meurtriers. Cette recherche de savoir, de compréhension des événements ne viserait qu’à rationaliser ce qui ne peut l’être. Manuel Valls prétendait à peu près la même chose à la télévision : expliquer c’est déjà vouloir excuser. [cf. Bernard Lahire « Pour la sociologie et pour en finir avec la prétendue « culture de l’excuse » Ed. la découverte, 2016].

Selon C. Leguil, il faut principalement s’intéresser, non pas aux supposées causalités sociales, mais à cette irrésistible passion subjective qu’est la haine car celle-ci « n’a pas de cause, mais est de l’ordre d’un affect au fondement même de la pulsion. Elle n’est pas le propre des plus pauvres, des sans-emplois, elle n’est pas le propre des victimes de la cruauté du monde. Elle est au cœur de la topologie subjective et témoigne de ce rapport de proximité et de rejet à la fois, que le sujet peut entretenir avec la figure de l’Autre ». Hypothèse fort intéressante, mais suffit-elle à rendre compte de tous les massacres djihadistes planétaires ? Peut-elle être l’unique moteur de toutes les exactions millénaires commises contre les juifs, les chrétiens, les lépreux, les fous, les homosexuels, les femmes adultères… Comment expliquer alors que toutes celles et ceux qui sont dominés par la haine ne deviennent ni forcément terroristes, ni même criminels, ni non plus suicidaires ?

En épinglant, à juste titre, un certain sociologisme, soit cette tendance à vouloir tout expliquer par des causalités et/ou déterminations extra-subjectives liées au contexte familial, institutionnel, politique, C. Leguil se risque à faire de l’explication psychique La Cause omni-explicative, investissant à son tour le travers qu’elle dénonce chez les représentants des sciences sociales. « Il n’est pas tant question de religion que de commandement pulsionnel, il n’est pas tant question de transcendance que d’un extrémisme pulsionnel insensé » écrit-elle. A la bévue du sociologisme répond la bévue du psychanalisme [Robert Castel].

Si la haine est une passion structurelle des êtres humains, en revanche, n’est-il pas hasardeux d’y subsumer l’ensemble des modes d’agir et de pensée des porte-paroles de Daech, faisant l’impasse sur d’autres caractérisations subjectives : frustrations multiples, désespérances identitaires, mais aussi désir de conquête, d’émancipation… ? D’ailleurs la haine a-t-elle un seul versant irréductiblement mortifère ? Mais surtout, n’est-il pas équivoque de rendre cette passion étanche aux conditions socio-historiques au sein desquelles elle se manifeste de fait ? Quid de l’impérialisme occidental, de la mondialisation néolibérale, de la terreur au Moyen-Orient, de l’implacable extension guerrière de l’Etat Islamique dans la production à la fois psychique et politique de ces manifestations djihadistes qui se répandent un peu partout? [Cf. Alain Badiou « Penser les meurtres de masse », www. Là-bas si j’y suis.org].

Aucune configuration psychique ne fonctionne en vase clos mais se trouve toujours connectée à des enjeux sociaux. Des causalités dialectiques les nouent inexorablement. Bizarrement c’est ce que paraît lui rappeler son faux allié P. Berman qui écrit : « le véritable ressort [de ces massacres] est la haine idéologique ». Soit une passion éminemment psychique et indissociablement sociale.

Jean-Jacques Bonhomme – Février 2016

Cet article a 2 commentaires

  1. Junique Muriel

    Bonjour,

    Il me semble que ce qui rend difficile l’analyse de cette violence, c’est en partie notre grande difficulté, voire notre incapacité, à reconnaître « le terroriste en nous », c’est à dire cette faculté en tout être humain d’accomplir le meilleur comme le pire. Le meilleur, nous voulons bien l’envisager, et encore que, mais le pire certainement pas. Comme il est pratique de penser que « les méchants » sont les autres, nous identifiants aux « gentils ». Bien que cette vision manichéenne de l’être humain soit plutôt infantile, nous nous accrochons souvent à elle pour nous rassurer sur l’image que nous défendons de nous-même.

    Cependant, tout être humain dont la souffrance n’est pas entendue, ni par lui, ni par un tiers, peut nourrir inconsciemment cette souffrance en lui jusqu’à l’implosion qui peut se manifester de différentes manières : maladies, suicides, accidents, excès de violence, s’habiller d’explosifs, tirer sur des individus, une foule, etc.

    Les facteurs pouvant provoquer une telle souffrance sont nombreux ; ils peuvent être d’ordre familial, professionnel, économique, politique, etc. Et toujours la personnalité de la personne est en jeu, sachant que notre personnalité est à la fois le fruit de notre singularité et celui de notre milieu socio-politico-économico-culturel.

    Tout ça pour dire que le passage à l’acte qui porte atteinte à la vie, ne peut être qu’une conjoncture de multiples facteurs, ce qui devrait avoir pour conséquence non pas de nous culpabiliser en nous faisant violence encore, mais de nous responsabiliser, c’est à dire d’être davantage vivant, au sens où l’entend Monsieur Emmanuel LEVINAS.

    Je vous souhaite une bonne journée. Cordialement.

    Muriel JUNIQUE, formatrice d’assistants sociaux.

  2. Saul Karsz

    Merci, Muriel Junique, de votre commentaire qui accentue une des dimensions de cette question qu’il convient, d’accord avec vous, de ne surtout pas simplifier si on veut en comprendre quelque chose. Par ailleurs, l’accent sur la souffrance me parait indispensable mais bien entendu insuffisant – tous ceux qui sont aux prises avec des souffrances ne s’inscrivent pas pour autant dans une mouvance dite terroriste (appellation à contrôler, d’ailleurs). Entrent donc en ligne de compte des paramètres idéologiques, culturels, politiques qu’il ne faut pas non plus négliger…
    Enfin, qu’un dialogue entre nous puisse avoir lieu me semble essentialissime – notamment quand on se trouve, comme vous et moi, en position de formateurs.
    Bien cordialement, SK

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