A priori, nul ne souhaite passer à côté du bonheur, du bien-être et du confort sur les plans personnel, familial, professionnel, social. La vie, cependant, réserve souvent bien des surprises qui ne sont pas toujours agréables et qui obligent tout un chacun à se mobiliser et s’endurcir contre l’adversité, les deuils, les brimades en tous genres, les déboires et autres accidents dits de la vie. Contre tous ces aléas il nous faut faire bonne figure, laisser ses problèmes au vestiaire quand on franchit le seuil de l’entreprise et quand on évolue en société. Pourquoi ? Parce que montrer qu’on est heureux est subjectivement et socialement désirable, pardi !
C’est ce qu’explore le livre Happycratie [E. Cabanas et E. Illouz, Happycratie, Clermont-Ferrand, Ed. Premier Parallèle, 2018], qui épingle les préceptes des apôtres et prêcheurs de tous poils – dont les psychologues et économistes à l’origine de ce courant. Ces derniers défendent la psychologie positive, à savoir le bonheur à tout crin, coûte que coûte et plus blanc que blanc. A partir d’études prétendument scientifiques mais qui laissent de côté des paramètres essentiels (conditions de vie, capital social et culturel), les forgerons de la psychologie positive ont érigé le bonheur en critère absolu du bien-vivre, de la réussite et de l’accomplissement de soi. Qui est heureux et optimiste réussira immanquablement sa vie. Mais à qui sert donc ce bonheur tant convoité ? Secondairement à ceux qui pensent le trouver enfin et principalement à l’industrie du développement personnel et ses coaches promoteurs de « pleine conscience » et autres thérapies du bien-être. Il est utile également aux manageurs d’obédience néolibérale qui font peser sur les salariés l’incertitude et l’insécurité qui règnent aujourd’hui dans le monde du travail. Car l’un des enjeux de cette fétichisation du bonheur est de faire porter par les salariés le poids de leurs ratages et ceux des entreprises en psychologisant les problèmes sociaux. La prévention des risques psychosociaux en est un exemple parlant, ramenant uniquement à la responsabilité individuelle ce qui relève en partie des conditions objectives de travail. Censée favoriser la santé mentale en prévenant les risques de burnout et autres décompensations, l’incitation pressante à l’optimisme, à la résilience et à l’adaptation incessante aux changements place les individus dans une recherche effrénée de solutions personnelles, induisant ainsi la responsabilisation/culpabilisation et l’angoisse de ne pas être perçu comme ayant des attitudes et émotions suffisamment positives et conquérantes pour occuper un poste de travail. Cet ouvrage nous rappelle que chacun est appelé à s’améliorer et, si la perfection n’est pas de ce monde, le perfectionnement productiviste est fortement recommandé par le discours dominant.
Ajoutons que les techniques de survie à l’usage des clients potentiels de cette happycratie oblitèrent toute référence à l’inconscient. Quid en effet de la pulsion de mort dont ne peut manquer un sujet réel ? Entre auto et hétéro agressivité, chacun de nous est le théâtre de stratégies conscientes et inconscientes pour récolter les bénéfices secondaires de mises en échec et de souffrance que notre narcissisme élabore sans cesse (« jouissance obscène du malheur » selon Lacan). Dans la même veine, les experts ès bonheur occultent voire invalident les antagonismes de classes. Ils négligent le fait qu’il est plus facile d’atteindre un certain bien-être, si ce n’est un bonheur certain, quand on n’a pas à faire d’efforts pour joindre les deux bouts.
L’idéologie néolibérale ne manque pas d’idées pour modifier notre rapport au monde et nous faire avaler un certain nombre de couleuvres en nous incitant entre autres à devenir des « psytoyens », soit des consommateurs de parades psychologiques censées nous délivrer des affres de la vie. Faut-il pour autant bannir toute quête du bien-vivre ? Certainement pas ! Encore faut-il définir de quoi on parle. Si la littérature sur ce sujet est prolifique, les approches et les visées sont hétéroclites (cf. entres autres le discours du Dalaï Lama qui préconise la recherche d’un certain bonheur spirituel pour lutter contre le consumérisme ambiant – Le 20 heures de France 2 du 23 octobre).
C’est à une prise de conscience que nous invite cet essai en concluant que « la tyrannie de la pensée positive nous incite à croire au meilleur des mondes possibles tout en nous décourageant de concevoir le meilleur des mondes imaginables » (p. 225). Reste à voir ce que nous pouvons faire individuellement et collectivement pour proposer et faire valoir une autre idéologie, d’autres manières de vivre que celles qui nous sont proposées.
Claudine Hourcadet – Octobre 2018