You are currently viewing Voir venir – chronique pour deux artistes

Julie Mehretu, Among the Multitude XIII, 2021-2022. Ink and acrylic on canvas, 121.9 × 152.4 cm Private collection © Julie Mehretu. Courtesy the artist and Marian Goodman Gallery, New York. Photo: Tom Powel Imaging

Ethiopienne par son père, américaine par sa mère, Julie Mehretu a connu l’immigration, la violence et le déracinement. Elle dessine depuis qu’elle est enfant, a suivi une formation en école d’art. Son œuvre fait comprendre un peu comment fonctionne le monde, elle y fait entrer. Notre monde est assimilable, selon elle, au mouvement, un mouvement constant qui s’exerce entre les humains et en eux. Elle est adepte de grands formats, travaille avec une équipe d’assistants sans cesse enrichie de nouvelles personnalités. A l’école, un professeur lui dit d’oublier la peinture qu’elle faisait jusque-là et de dessiner pour laisser venir ce qui se crée en elle, c’est sa manière de le formuler. Aujourd’hui ses dessins sont projetés sur des plans d’architecte agrandis –plans d’aéroports, de zones urbaines denses. Le dessin –points, lignes, virgules, traits réguliers- rythme le plan puis s’y ajoutent des sérigraphies de motifs en noir et blanc ou en couleur, agrandies et mises à l’échelle du dessin par ordinateur. Enfin l’artiste ajoute à la main des lignes au pinceau, des touches de couleur sur le tableau observé et modifié 8 à 12h par jour. Il s’agit à la fois d’un travail graphique assisté par ordinateur et d’un dessin ou d’une peinture à la main, que l’œil scrute pendant des jours sur la toile. La gravure fait l’objet de la même attention, digne des grands maîtres américains des années 80.

Qu’éprouve le spectateur devant ces grands formats ? De l’allant, une dynamique de mouvements incessants présentés comme l’une des marques du capitalisme : « Je ne considère pas le langage architectural comme une simple métaphore de l’espace. Il s’agit d’espace, mais aussi d’espaces de pouvoir, d’idées de pouvoir », dit l’artiste dans une interview avec Agustin Pérez Rubio en 2007 (dans le livret accompagnant l’exposition). Julie Mehretu travaille seule et en équipe, avec des moyens traditionnels (le dessin, la gravure) et avec des programmes informatiques. Les recherches qui précèdent la création se font à partir de banques de données numériques. L’artiste a reçu des commandes d’institutions, de grandes villes et pointe les désordres du capitalisme dans l’un de ses temples, la Fondation Pinault au Palazzo Grassi de Venise. Son œuvre est largement visible sur internet. Les entretiens avec l’artiste éclairent sa démarche.

La rencontre de différents niveaux et registres de dessins produit une sorte de carte d’un moment transitoire, d’un paysage en devenir. L’intérêt de ce travail est particulièrement suscité par les images liées à la montée des autoritarismes et du suprématisme blanc, à la cruauté des guerres civiles et des conflits ethniques, aux dérèglements climatiques sous forme de catastrophes ou aux mouvements d’émancipation et soulèvements populaires récents. La vulnérabilité des êtres humains face à la violence et leur pouvoir de résistance s’exprime également dans les derniers travaux non plus sur toile mais sur une maille de polyester translucide qui permet de voir les ombres des visiteurs, comme une présence humaine fantomatique arpentant les salles (TRANSpaintings (recurrence), 2023, Pinault Collection).


L’artiste flamande Berlinde de Bruyckere, elle, a choisi la Fondation Cini, plus sacerdotale, sise à la basilique San Giorgio à Venise (« City of refuge III »). Elle veut montrer son travail aux gens non comme quelque chose de beau mais elle veut les toucher où ils ont peur d’être touchés. (« I want to touch them where they are afraid to be touched. ») Son père était boucher. L’œuvre forte et inimitable de Berlinde de Bruyckere utilise la cire, les bois, le métal rouillé. Ses représentations reprennent des thématiques religieuses – la crucifixion, l’agneau pascal, les reliques- mais aussi des représentations profanes –les vitrines de présentation médicale du XIXe siècle- ; elle travaille beaucoup les limites et transformations entre les formes humaines et animales, les peaux, et passe du temps dans les abattoirs. Les couvertures usées sont aussi son domaine de prédilection, pour ce qu’elles suggèrent de l’hospitalité, des migrations. Berlinde de Bruyckere les lave, les peint, les teinte, les enrobe de cire pour les fondre dans des cubes d’une brutalité surprenante, d’où émergent quelques poils d’animaux. Joseph Beuys et le travail du feutre n’est pas loin, de ces couvertures brunes réalisées avec les cheveux récupérés dans les chambres à gaz des camps de concentration en Allemagne et en Pologne. L’œuvre de Berlinde de Bruyckere est violence, douceur, étrangeté, reconnaissance indubitable de notre propre texture dans ces corps de chevaux qui se finissent en bois de cerfs, coincés dans de hautes armoires vitrées médicales. Un Archange très haut placé sur un socle de couleur métallique –du bois peint en réalité- rejoint les hauteurs des arcs de la basilique San Giorgio, exalté par les jeux de miroirs immenses posés de biais, qui reflètent l’architecture du lieu, croisent les effets de la sculpture –humaine et abstraite- avec la magnificence du lieu de culte. Seuls les pieds et les jambes de l’Archange apparaissent sous les peaux qui le recouvrent depuis la tête, aggravant l’impression d’élévation sur son piédestal. Le premier Archange, lui, est allongé sur une table au milieu d’une salle carrée vide et blanche, silencieuse, qui donne sur le jardin. On devine la tête sous les peaux ; là encore seuls les pieds apparaissent, tel un sans-abri sur un banc.

Pour cette exposition, l’artiste a posé à plat dans une vitrine les images d’actualité qui inspirent son travail. Elle aussi prend la réalité non pour la resservir mais pour qu’elle passe dans son œuvre et que le spectateur se l’approprie comme il pourra. Il y a bien sûr de multiples références au religieux, des clous parsemant les pans de tissus ou de toiles dans le fond des vitrines, le livre de peaux plié sur l’autel à la place de l’agneau sacrifié ou pour figurer la transsubstantiation ; dans la sacristie d’énormes troncs d’arbres reconstitués à partir de bois et de résine occupent l’essentiel de l’espace restreint, sur des tables rouillées, catastrophe accomplie au cœur du sacré. Les couvertures de l’exil sont là aussi, la chair du supplicié dont ne restent que les jambes sur la croix évoque les corps, omniprésents dans l’œuvre de Berlinde de Bruyckere, corps animal plus encore que corps humain bien que l’œil ne cherche plus, familiarisé avec l’œuvre, qui de ces créatures relève de l’un ou de l’autre.

Berlinde De Bruyckere, Arcangelo II (San Giorgio), 2023–2024 (work in progress), 2024

© Berlinde De Bruyckere. Photo: Mirjam Devriendt

Laisser un commentaire

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.