Un acteur français décide d’émigrer fiscalement en Belgique, précédé et suivi par bien d’autres. En même temps il obtient un passeport moldave, ce qui fait de la Moldavie une province belge, à moins que ce ne soit le contraire… ? Son expatriation fiscale provoque une levée de boucliers généralisée ; la presse prend part et parti ; dans leur ensemble, ceux qu’on appelle « les intellectuels » restent curieusement mutiques, en revanche, le people d’actrices et d’acteurs se manifeste pour soutenir, majoritairement, et critiquer, pour un tout petit nombre d’entre eux, cette initiative curieusement qualifiée de « privée »…
Affaire privée ? Oui, parce que le droit actuellement en cours stipule que la fortune qui émigre ou qui est rapatriée appartient à un ou plusieurs individus, ou à une entreprise, qui en ont la libre disposition. Non, pas complètement, parce que toute fortune est toujours produite par des collectifs, des couches et des groupes divers et variés. Parce que son propriétaire légal a toujours des comptes sociopolitiques à rendre, tous les propriétaires n’émigrent pas. Bref, production matérielle, usufruit effectif et appropriation juridique ne sont pas des synonymes, ils ne se recoupent pas du tout. Non, d’aucune manière il ne s’agit d’une affaire privée, parce que l’expatriation concerne beaucoup de monde, y compris la société ainsi dépouillée des bénéfices qu’elle a grandement contribué à produire…
Émigration fiscale veut-elle dire sortie de son territoire d’origine, abandon des liens primaires ? Rien n’est moins sûr ! Comme l’argent, la fortune est censée ne pas avoir d’odeur, mais elle a quand même de la couleur, des couleurs, elle engendre des dividendes, mobilise des intérêts, instaure des propriétaires, des protecteurs et des bénéficiaires, et donc aussi des pauvres, des très pauvres. La fortune n’a ni patrie spécifique, ni appartenance nationale. Il faut et il suffit qu’il y ait quelque plus-value à extorquer quelque part pour que la fortune envisage de s’acclimater sous n’importe quel ciel, son heureux propriétaire se faisant octroyer n’importe quel passeport, de préférence dans des pays exempts de prétentions démocratiques…
Voilà une situation qui, détestée par certains et célébrée par d’autres, reste quoi qu’il en soit parfaitement normale, dans le cadre des sociétés contemporaines. Il s’agit, dans celles-ci, d’une donnée réelle, incontournable, à ne pas sous-estimer. Pourquoi alors tant d’histoires, de réactions, de véhémence ? En fait, cet acteur joue dans une pièce on ne peut pas plus classique, dont il singe à merveille les gestes et les propos, les ires et les envolées, une pièce que beaucoup tiennent pour tellement normale et indépassable qu’ils s’offusquent dès qu’ils la voient rejouée encore et encore, presque sans fard, à ciel ouvert, et rappellent ainsi que cette pièce est toujours d’actualité…
Pourquoi tant d’histoires ? Pour éviter l’Histoire, bien entendu ! Insister sur les premières aide à sublimer la seconde. Se focaliser sur un cas (pas du tout unique, au demeurant) vient escamoter la pièce d’ensemble que le cas particulier illustre mais n’épuise pas, soit la logique qui commande les expatriations fiscales et rend concevables ou inconcevables les décisions privées. N’en déplaise aux représentations fétichistes, déjà épinglées par Marx, ce n’est pas une fortune qui émigre, mais bien une économie politique qui se déploie. Là se situe finalement l’unique question qui compte : comment cet ensemble tient-il ? Et pourquoi tient-t-il ? En quoi d’ailleurs chacun de nous consent-il à sa perpétuation ?
Saül Karsz – Février 2013