Tomber des nues, par terre, malade, enceinte… Un même verbe sert à désigner des événements variés voire opposés. Il renvoie à une chute, parfois à une fin, mais peut aussi signifier advenir, si par exemple on considère la grossesse et la promesse de vie qu’elle suppose.
Quelles ambiguïtés recèle alors l’expression « tomber amoureux » ?
L’état amoureux évoque l’exaltation des sentiments, « une des rares expériences où, à partir d’un hasard inscrit dans l’instant, une proposition d’éternité se tente » écrit Alain Badiou [Eloge de l’amour Paris Flammarion, 2009]. Mais l’amour est aussi une illusion fondamentale [Blaise Pascal] : celle d’être aimé, non pas pour ce qu’on est, mais pour des qualités supposées par l’autre, toujours susceptibles de se dissiper.
La psychanalyse, quant à elle, a décelé dans l’amour un processus narcissique et une suppléance à l’impossible rapport sexuel [Jacques Lacan]. L’être aimé élevé à une puissance supérieure, est doté par l’autre de ce qui lui manque, de ce qu’il voudrait être ou avoir. Ce faisant, une partie de soi peut se déprécier, se perdre ou se revaloriser. C’est pourquoi l’amour comble et évide tout à la fois.
L’expression « tomber amoureux » paraît donc rendre compte de cette contradiction : élévation et chute, promesse et régression, illusion et désenchantement. Pour autant, on aurait tort d’y voir un processus exclusivement intrapsychique et intersubjectif. Le désir intime du sujet n’est jamais seul en cause dans le choix d’amour, les affects sont aussi façonnés par des modèles, références, traditions.
Aimer et être aimé, faire couple, sont tellement érigés en idéaux de bonheur que la quête d’un partenaire se trouve encouragée par l’environnement familial, professionnel, social. Le choix du dit partenaire en est alors consciemment et inconsciemment conditionné sinon paramétré. Des raisons sociales, économiques et politiques favorisent, orientent ou interdisent les histoires d’amour.
La littérature a souvent évoqué des tragédies de couples (Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, Titus et Bérénice) et dramatisé les histoires d’Amour pour de nombreux poètes et artistes « Il n’y a pas d’amour heureux » déclarait Louis Aragon, « les histoires d’amour finissent mal en général » ont chanté les Rita Mitsouko…
L’amour serait-il donc inextricablement destiné à déchoir ? Probablement, si on le considère unique et majuscule. C’est sans doute pour cela que les femmes et les hommes aiment plusieurs fois et de différentes manières. Des amours peuvent se superposer ou se succéder, tentant chaque fois de dénouer les contradictions qui les constituent.
Claudine Schoukroun – Février 2016