Terme formé à partir du latin populus (peuple), censé désigner « un type de discours et de courants politiques, prenant pour cible de ses critiques « les élites » et prônant le recours « au peuple », s’incarnant dans une figure charismatique et soutenu par un parti acquis à ce corpus idéologique ». [Wikipédia]. Telle est la caractérisation courante de cette notion particulièrement floue, aux usages fort élastiques et à l’indéfinition consistante : conditions toutefois nécessaires à sa diffusion itérative dans les discours médiatico-politiques et aux peurs qu’elle engendre.
Née au 19e siècle, la référence au « populisme » apparaît d’abord dans le champ de la littérature. Elle qualifie le parti-pris de romanciers autodidactes qui cherchent à dépeindre de manière réaliste la vie des gens du peuple. En 1929, le Manifeste du roman populiste de Léon Lemonnier consacrera ce courant littéraire. Jules Romains, Henri Troyat, Jean-Paul Sartre, Jean-Pierre Chabrol et bien d’autres seront lauréats du prix populiste. Mais le signifiant s’est aussi et surtout inséré dans le registre politique. Il y désigne des orientations révolutionnaires dans la seconde moitié du 19e : celles d’intellectuels Russes luttant contre l’impérialisme du tsar pour instaurer un système d’économie socialiste agraire en donnant un rôle actif aux paysans, et, Outre atlantique, celles d’agriculteurs américains se révoltant contre les tarifs prohibitifs imposés par des compagnies de chemin de fer. Plus tard, dans les années 1930 à 55 seront qualifiées de « populismes latino-américains » les multiples expériences de représentation directe du peuple incarnées par des leaders et des partis. Des figures très hétéroclites se distingueront dans toute l’Amérique latine : les caudillos, les indigénistes, mais surtout les régimes autoritaires de Vargas [1930 à 1945] au Brésil et de Perón [1946 à 1955 puis 1973 à 1974] en Argentine. D’autres populismes de type conservateur s’élaborent : le maccarthysme [1950 à 1954] aux Etats Unis de même que le poujadisme en France [1953 à 1958]… Dans les années 1960 et 1970, de nombreux leaders du Tiers Monde seront aussi désignés comme « populistes », de même que le nassérisme, ou encore le castrisme… Après les années 1990, l’appellation s’appliquera également à l’ensemble des mouvements de droite « dure » ou « extrême » qui émergent en Europe. Mais le populisme apparaît encore de manière plus spectaculaire dans la plupart des discours de l’intelligentsia médiatico-politique à l’occasion du « non » prononcé par la majorité des Français contre le traité constitutionnel européen [le peuple s’est trompé car il a été trompé par des leaders d’occasion. La France d’en haut contre la France d’en bas, c’est le duo bien connu de toutes les périodes populistes ironise Serge July dans Libération].
Une fuite en avant de la notion se diffuse, on parle ici et là aujourd’hui de néo populisme. Sont ainsi subsumées sous la même qualification des expériences radicalement différentes : certaines à visées révolutionnaires, d’autres réactionnaires, d’autres encore ouvrant des voies inédites de démocratie populaire ou revendiquées comme telles. Un même signifiant pour des signifiés multiples, des populismes aussi disparates que contradictoires caractérisent ce terme devenu éminemment vagabond. Emergeant au sein des sciences politiques visant à lui fournir une assise théorique [les travaux de Gino Germani par exemple, 1911-1979], la catégorie de populisme perd toute acuité conceptuelle au point de se dégrader aujourd’hui dans l’injure politique et polémique et dans la confusion généralisée des mouvements allant de l’extrême droite à la gauche radicale.
Dans un court article « l’introuvable populisme » (Qu’est ce qu’un peuple ? La Fabrique, Paris, 2013), Jacques Rancière examine trois traits constitutifs de cet amalgame contemporain : « un style d’interlocution qui s’adresse directement au peuple par delà ses représentants et ses notables ; l’affirmation que gouvernements et élites dirigeantes se soucient de leurs propres intérêts plus que de la chose publique ; une rhétorique identitaire qui exprime la crainte et le rejet des étrangers ». Cette déclinaison permet d’agiter le fantasme d’un peuple haineux de ses dirigeants, ignorant des complexités de la politique et de la gestion de la cité et surtout, profondément raciste. « La notion de populisme effectue à moindre frais cette synthèse entre un peuple hostile aux gouvernants et un peuple ennemi des « autres » en général ». En fait, cette synthèse s’alimente toujours des théories libérales de la fin du 19e siècle [Gustave Lebon, Hippolyte Taine] décrivant des foules« ignorantes impressionnées par les mots sonores des « meneurs » et menées aux violences extrêmes par la circulation de rumeurs incontrôlées et de frayeurs contagieuses » ; visant en réalité à stigmatiser les protestations des mouvements ouvriers.
« Un spectre hante l’Europe : le populisme » écrit ironiquement Benoit Schneckenburger (Populisme, le fantasme des élites, Bruno Leprince Editions, Paris 2012]. Entre fiction démoniaque et dérive nationaliste, le populisme, soudainement unifié, est devenu un objet d’accusation, chantre de la démagogie et/ou de la xénophobie.
Car il est censé entretenir la fiction d’un peuple imaginaire et réactionnaire, toujours susceptible de verser dans le totalitarisme. Danger, disent ses détracteurs qui refusent de penser les failles de la démocratie représentative, préférant l’oligarchie régnante des partis officiels de droite et de gauche qui se partagent alternativement le pouvoir. « Mieux vaut une république bananière qu’une France fasciste » entendait-on lors de la campagne présidentielle de 2002, ou encore le trop célèbre « La rue ne gouverne pas » de Jean-Pierre Raffarin en 2003. Le mépris des revendications populaires constitue bel et bien le fond de la pensée libérale décomplexée.
L’acception de populiste sert aussi une autre cause : qualifier ainsi une force sociale et politique de droite comme de gauche permet de dénoncer ses excès idéologiques et, tel un écran projectif, de lui faire porter, seule, des idéaux largement mis en scène et orchestrés par les appareils d’Etat. Comme le souligne justement Marcel Gauchet « le populisme est d’abord une rhétorique politique qui consiste à dénoncer chez l’autre des travers dans lesquels on tombe allégrement soi-même», ou plus concrètement avec J. Rancière,« L’extrême droite dite « populiste » n’exprime pas une passion xénophobe émanant des profondeurs du corps populaire ; elle est un satellite qui monnaie à son profit les stratégies d’Etat et les campagnes intellectuelles distinguées ». La passion sécuritaire au cœur des sociétés à prétention démocratique cherche à tout moment à se disculper sur ses bords extrêmes, d’où la traque de l’ennemi intérieur. Dans cette course, l’extrême droite sert souvent d’alibi consentant : qualifié de populiste, le Front National peut ne plus apparaître comme parti néo-fasciste [opération de dédiabolisation, dit-on]. Quand à la gauche dite « radicale », elle fait aussi largement office d’épouvantail dans ce jeu. On l’assimile injurieusement au Front National, en raison de ses critiques incisives à l’égard des orientations gouvernementales.
Plus globalement, le discrédit des populismes sert à disqualifier les tentatives de prise de parole des représentants des classes populaires. Non pas du peuple, voire le Peuple, qui n’existe pas comme totalité unifiée car traversé de contradictions, antagonismes, divisions économiques, politiques et idéologiques mais des collectifs qui veulent prendre part et parti dans la vie de la cité, des entreprises et des institutions, afin de ne pas laisser la politique aux seules mains des politiques. L’attribut « populiste » permet surtout « à la manière des prénotions du sens commun, de faire écran à ce qui anime les mobilisations électorales et politiques des groupes dominés » [Annie Collovald, « les mésusages politiques du populisme » www.politique-actu.com]. Il évite par ailleurs de discriminer les expériences à visées conservatrices et xénophobes contre lesquelles il convient de lutter, de celles qui s’efforcent d’ouvrir des brèches progressistes dans la forteresse néolibérale et qui doivent être encouragées. Le populisme est aujourd’hui l’un des impensés de la science politique et des pratiques politiques. Face à une mise en cause de plus en plus perceptible des pouvoirs et des oligarchies parlementaires, il paraît fort utile de réinvestir théoriquement cette catégorie afin de ne pas déprécier par avance des formes inédites de représentations démocratiques et d’implications collectives citoyennes. Penser le populisme pour ne pas en avoir peur.
Jean-Jacques Bonhomme – juillet 2013