L’accès au logement se pose toujours de manière problématique voire tragique pour des publics ciblés par les interventions sociales. Les raisons sont multiples : hausse constante des loyers, rabotage des aides personnalisées au logement [APL], offre insuffisante de logements sociaux, crainte des bailleurs à l’égard des publics en situation de vulnérabilité, politique sécuritaire envers les migrants… Et leurs conséquences toutes aussi plurielles : surpeuplement dans un logement, expulsions locatives, endettement, inflation des demandes en hébergement précaire… Le Rapport sur le mal logement [2018] de la fondation Abbé Pierre estime à 4 millions le nombre de « mal logés » [SDF, chambre d’hôtel, logement contraint chez des tiers] et à 12 millions celui des personnes fragilisées par rapport au logement [impayés, surpeuplement, logement indécent, effort financier excessif]. Droit reconnu par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, l’accès au logement pour tout un chacun peine à se réaliser. Raison souvent évoquée : la «crise du logement », manière d’euphémiser la puissante logique de classe qui structure les rapports sociaux et leurs inégalités. Pourtant, chaque nouvelle équipe gouvernementale promet de faire mieux que la précédente. Aujourd’hui, le ministère de la cohésion des territoires en charge du logement entend lutter contre le sans-abrisme persistant en France et la saturation des dispositifs d’hébergement d’urgence. « Il s’agit de passer d’une réponse construite dans l’urgence s’appuyant majoritairement sur des places d’hébergement avec des parcours souvent longs et coûteux, à un accès direct au logement avec un accompagnement social adapté aux besoins des personnes » [www. plan quinquennal 2018-2022 pour le logement d’abord].
Cette référence au logement d’abord s’inspire du Housing fisrt expérimenté dès 1990 aux Etats-Unis. Modèle progressiste qui attribue un logement à des sans-abris présentant des pathologies psychiques ou des addictions, logés sans condition préalable de soins ni limitation de durée dans un appartement. C’est un « changement de regard » peut-on lire [Rapport ci-dessus] car l’accès direct au logement renverse le modèle traditionnel dit « en escalier » allant de l’hébergement d’urgence à celui de l’insertion, puis au logement temporaire, avant d’accéder au logement de droit commun. Vivre chez soi et ne plus être stigmatisé comme SDF optimisent les conditions pour le traitement d’autres « difficultés » [administratives, psychologiques, addictives…]. Pour cela, l’usager-locataire pourra solliciter, à la carte, une équipe pluridisciplinaire de proximité.
Adapté dans de nombreuses villes d’Europe depuis les années 2000, le modèle du logement d’abord œuvre aussi en France depuis la refondation de la politique d’hébergement et d’accès au logement [2009]. Le programme «Un chez soi d’abord » lancé en 2011 sur 4 sites sera étendu à 16 autres d’ici 2022. Au regard des expériences déjà menées, ce modèle fait consensus comme l’indique le rapport mentionné ci-dessus « Les différentes expérimentations publiques ou associatives n’ont pas besoin d’être retentées ou confirmées, mais d’être soutenues et surtout généralisées […] sans se limiter aux grands exclus ou souffrant de pathologies ».
Pour notre part, nous voudrions interroger l’argument selon lequel le logement d’abord changerait la logique de l’intervention sociale. Accompagnateur et accompagné, libérés de la tâche de la recherche d’un toit, pourraient se concentrer sur d’autres « difficultés ». Différence avec l’accompagnement vers le logement qui tient l’acquisition d’un « chez soi » pour une finalité. Mais ne s’agit-il pas là d’un malentendu ?
En effet, ce ne sont pas les travailleurs sociaux qui procurent des logements ou mettent un terme à leur usage mais les bailleurs publics et privés. En matière d’accompagnement social, le logement reste toujours un support, un moyen, le vecteur de l’intervention. Ce qu’il faut s’escrimer à obtenir c’est le consentement des usagers à travailler leurs attitudes, représentations et valeurs, leurs manières de penser et de se comporter face aux exigences juridiques, financières voire existentielles qu’implique le fait d’habiter un logement. Il s’agit de forger un ensemble de compromis entre les droits accordés et les devoirs attendus. Autrement dit, ce sont des idéologies, soit des manières de se loger et d’habiter qui sont la cible principale de l’accompagnement vers le logement ou du logement d’abord. Idéologies avec/sous/et par lesquelles le sujet pourra ou ne pourra pas investir subjectivement et objectivement l’espace, le quartier, les règles et normes qui font partie intégrante du logement. Se loger est un processus qui ne se réduit nullement au fait d’acquérir un toit. Source de confort et de liberté, il peut aussi être cause d’enfermement et d’insécurité. Ceci pouvant expliquer, pour partie, pourquoi nombre de « sans abris » préfèrent continuer à résider dans la rue ?
S’il convient de se féliciter de cette avancée juridico-politique du logement d’abord, c’est bien entendu parce qu’il est un pas vers un peu plus de démocratie dans les fonctionnements sociaux mais aussi parce qu’il éclaire la dissociation toujours déjà réalisée entre accompagnement et logement, ce que l’ancienne appellation accompagnement vers le logement contribuait à amalgamer plus ou moins fortement. L’appellation logement d’abord est utile à cette mise au clair théorique et pratique. Elle invite à faire la distinction essentielle à l’intervention sociale entre la dimension secondaire qui concerne les conditions matérielles, ici le logement, et la dimension principale qui vise le rapport idéologique à l’habiter[1].
[1] Quant aux dimensions principale et secondaire dans les interventions sociales, cf. Saul Karsz, Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique (Paris, Dunod, 2011 – chapitre 1)
Jean-Jacques Bonhomme – Août 2018