Dans la revue Ornicar, la psychanalyste Clotilde Leguil s’interroge sur la libération de la parole des femmes à l’heure des réseaux sociaux »[1]. Prenant acte des #Metoo et #balancetonporc qui dénoncent les harcèlements, C. Leguil pense que « l’assomption collective du trauma »[2] a permis de politiser le problème, mais craint l’effet dévastateur d’un « déchainement de vérité »[3] qui peut se retourner contre la parole singulière. Car la « vérité » du sujet ne peut-être « communautarisée » ni non plus être dite « toute » : « Le risque […] qui s’aperçoit dans le déchaînement passionnel que suscitent ces #, c’est d’oublier la valeur de l’énonciation singulière comme seul lieu de vérité, car le sujet qui parle n’est à nul autre pareil. Il se distingue par son histoire subjective, celle de ses rencontres et de ses traumas, mais aussi par sa jouissance et sa façon d’être affecté en son corps par les mots de l’Autre »[4].
Le propos de C. Leguil nous rappelle fort justement qu’aucune adhésion militante ne peut dispenser chaque sujet de se confronter à son désir singulier et aux méandres de sa jouissance, désir et jouissance n’allant pas toujours dans le sens du consensus social ni de l’idéal de bien-être. D’où une réserve salutaire à l’égard des discours émancipateurs et des promesses de libération individuelles et collectives.
L’auteure explore les tensions entre la parole collective transmise par les réseaux sociaux et l’énonciation d’une parole singulière formulée dans le cadre de la cure. « Le problème reste de savoir si cette stratégie qui oppose « toutes les femmes ayant subi un harcèlement sexuel » à « tous les hommes ayant harcelé une femme », ne conduit pas à une impasse pour le sujet »[5]. Le propos principal du texte est, nous semble-t-il, d’opposer et hiérarchiser deux registres de discours apparemment irréductibles l’un à l’autre : le politique et le psychique. Le premier ayant tendance à travestir une « vérité subjective » qui relèverait fondamentalement du registre psychique.
Si la psychanalyse détient des clefs précieuses pour une mise au clair des investissements inconscients de chaque sujet, l’implication concrète au sein d’expériences militantes n’est pas sans enseignements ni apprentissages. Toutes les femmes manifestant sur les réseaux sociaux ne s’adonnent pas explicitement à une forme ou autre de militantisme, mais les différents hashtags invitent à réfléchir au sens politique des comportements, gestes, discours, dont les sujets sont les porte-parole. Car aucune pratique, sexuelle, familiale, professionnelle, intellectuelle… n’est apolitique, non articulée à des enjeux politiques[6].
Les hashtags sont des manières particulières d’intervenir dans des rapports de forces au sein d’une conjoncture nationale et internationale, à propos des relations entre hommes et femmes, des violences sexuelles, des inégalités dans la division des tâches familiales et des revenus du travail… C’est une prise de parti pour des idéaux et des pratiques à visée émancipatrice contre d’autres idéaux et pratiques à tendance conservatrice, pouvant contribuer de par les controverses suscités à des prises de conscience individuelles et collectives.
Faire l’impasse sur l’énonciation singulière est un risque, comme l’indique C. Leguil, mais laisser au second plan la dimension du politique, l’est tout autant. Car chaque sujet est aussi un sujet socio-historique, inscrit dans des rapports sociaux qui rendent possible ou empêchent certaines manières de lutter, de supporter, ou de se résigner aux formes de domination[7]. Dans tous les cas, les registres psychiques et idéologiques ne sont nullement étanches l’un à l’autre. Et s’ils étaient toujours-déjà noués dans cette configuration appelée « vérité subjective » ?
Il importe d’ouvrir le débat sur un thème complexe et passionnant auquel le texte de C. Leguil apporte une contribution précieuse. Et comme elle l’indique : « aller plus loin dans cette distinction entre la vérité et la parole commune »[8]. C’est ce que nous tenterons à Pratiques Sociales le 1er février prochain.
Jean-Jacques Bonhomme – janvier 2019
[1] Clotilde leguil, « mondialisation de la parole féminine et déchaînement de la vérité », in Ornicar ? Dark Continent, Navarin éditeur, 2018, pp155-164
[2] Ibid p157
[3] Expression emprunté à J. Lacan
[4] Ibid p164
[5] Ibib p159
[6] Nous distinguons ici le politique de la politique.
[7] Cf Manon Garcia, « on ne naît pas soumise on le devient » Climat, Flammarion, 2018
[8] Ibid p 164.