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You are currently viewing La guerre sanitaire n’aura pas lieu

De deux choses l’une : soit l’actuelle pandémie Covid-19 est la punition infligée par les dieux eu égard à nos immenses péchés privés, soit cette pandémie plonge ses racines dans l’histoire sociale, précisément dans les options économiques et politiques néolibérales, hégémoniques depuis des décennies. Certes, la punition divine relève du rudimentaire, du primitif, de l’attardé. Il vaut mieux la remplacer par son succédané moderne : la « guerre sanitaire », guerre sainte s’il en est, mettant aux prises tous les humains sans distinction de genre, de statut social (mais en excluant les trop pauvres), de conviction religieuse (supposée modérée),commandants et commandés fusionnés dans le malheur, fiers de leur commune condition, bref plus et autre chose que des citoyens : des croisés et, en face, un adversaire invisible quoique omniprésent, puissant, mortifère, implacable, sournois, tapi derrière un pseudonyme pour mieux s’infiltrer partout. Toute confusion avec un récit de science-fiction ne serait surtout pas une simple coïncidence.

L’important est d’escamoter les enjeux réels. Des années de pseudo-rationalisation budgétaire, soit d’économie politique de la pénurie imposée aux services publics, services de santé en-tête, aboutissent à la pancatastrophe actuelle et ses imprévisibles suites. Pas de soignants en nombre suffisant, de matériaux pour secourir efficacement, de protections pour travailler sereinement, de conditions pour ne pas mourir en aidant autrui. Ce n’est pas le néolibéralisme qui a déclenché le virus. C’est complètement lui qui en rend le traitement problématique, le transformant ainsi en épidémie et ensuite en pandémie si terriblement coûteuse en vies humaines.

N’empêche que nombreux sont ceux qui ne suivent pas les consignes, deviennent fort agressifs face aux contrôles, se promènent dans les parcs publics (maintenant fermés) ou en bord de mer (idem), organisent des barbecues (sic), ne fréquentent pas cinémas et discothèques uniquement parce qu’ils sont fermés, se font interpeller par la police et probablement bientôt par l’armée. Ils tiennent à consommer comme d’hab’ y compris du papier toilette – puisqu’on leur rabâche depuis des décennies que c’est cela la vraie vie. Las, ce n’est pas pour autant qu’ils réussissent à suivre ceux qui ont déjà quitté les villes contaminantes et contaminées pour se réfugier dans leurs maisons de campagne protégées sous des cloches sans tain (« l’exode », ironise Le Monde). L’affaire n’est point simple dès qu’il faut alléger, sinon supporter la réclusion familiale, les face-à-face et leurs impossibles à dire, l’obligation de s’occuper des enfants pour que ceux-ci occupent les adultes, l’étroitesse des logements, l’éclosion des symptômes individuels et de couple… Mais les avions continuent de voler – vides, pour conserver leurs créneaux de vol tandis que, sur terre, des SDF sont verbalisés pour non-respect du confinement domiciliaire. « Les gens deviennent fous », dit-on. En réalité, la conjoncture objective encourage l’expression discursive et comportementale de la folie subjective que tout un chacun héberge.

Tout n’est pas perdu, cependant. Toutes sortes de comportements solidaires, individuels et collectifs, ont lieu. A 20h chaque jour, depuis leur balcon ou le seuil de leurs maisons, des voisins applaudissent le dévouement hors pair des personnels de santé – copieusement tabassés il y a peu par les forces dites de l’ordre parce qu’ils manifestaient pour la levée des coupes budgétaires imposées aux hôpitaux. Pour sa part, dans une récente allocution, le président français rappelle que la santé n’est pas une marchandise comme les autres – bonne nouvelle qui contredit le credo néolibéral qui ordonne toute l’action de ce même président. Il pourrait le dire également de l’éducation, par exemple. En fait rien n’est marchandise sauf à se faire attraper dans les filets du fétichisme néolibéral. C’est dans ce cadre, et uniquement là, qu’il y a sanctuarisation à la fois des investissements et des coûts, des protocoles confondus avec la vérité ultime, des contrôles tatillons des subordonnés et des décontrôles massifs des commanditaires, des jouissances obscènes des petits-chefs aussi tatillons que foncièrement improductifs. Et si jusqu’ici il n’y avait pas d’argent, maintenant grâce au coronavirus des trésors incalculables sortent de terre, en France et ailleurs – notamment pour les banques et les entreprises. En fait, l’argent manquait juste pour certains usages et en direction de certains destinataires.

A ce jour, l’actuelle pandémie tue largement moins que le virus Ebola, la grippe espagnole ou la rougeole. Son importance n’est donc pas quantitative mais qualitative, éminemment qualitative. Sont en cause les défaillances des Etats, y compris des pays riches, techniquement très avancés, à contenir la pandémie, soit l’impréparation des moyens, les informations paradoxales et/ou contradictoires et/ou fausses, les inégalités criantes des conditions de vie qui le sont souvent de survie, la mondialisation financière et la paupérisation accrue de vastes secteurs de la population, paupérisation économique autant que déstabilisation sociale et ravage psychique, l’insouciance écologique, la démocratie approximative sous laquelle nous vivons… Enormément de gens, y compris, à leur manière, les rebelles aux consignes, lient ces conditions sociales et la pandémie. Ils vivent individuellement et collectivement les multiples déphasages entre le monde qu’on leur vend (et que beaucoup achètent) et le monde tel qu’il va de fait. C’est de ce côté-là qu’il faut chercher ce qui est en cause aujourd’hui. Et également ce qui sera probablement en question – un peu ? beaucoup ? – dans l’après-pandémie…

Il n’y a pas de guerre sanitaire car les belligérants ne sont pas du tout ceux qu’on nous désigne comme tels. Le Covid-19 n’est pas une cause, moins encore une explication – mais un symptôme, un terrible symptôme. Il s’agit d’un porte-parole, d’une sorte de grimace respiratoire de notre système politique. Car, en effet, il y a bien une guerre, laquelle admet un seul et unique adjectif : guerre sociale. Ce n’est pas pour rien que nos dirigeants sont si inquiets.

Cela dit, on peut rejeter ce genre d’analyse. Il restera alors à implorer les dieux d’arrêter la pandémie – si cela ne les dérange pas trop.

Saül Karsz – mars 2020

Cet article a 5 commentaires

  1. Isabelle Sarazin

    Le Covid-19 ? Un risque comme un autre à gérer …

    Oui tu as raison, cette pandémie et sa gestion calamiteuse (notamment en France) sont révélatrices de la politique néolibérale des différents gouvernements. Tu le démontres fort justement avec ton style très dense et ramassé, tes arguments aiguisés à la lame de tes orientations théoriques et quelques bonnes trouvailles dans les formules !
    Derrière l’étendard de la guerre sanitaire, nos dirigeants mènent une guerre sociale qui ne dit pas son nom pour assurer le maintien et la survie du système. Son bras armé se nomme le confinement qui fait exploser les inégalités : sociales mais aussi scolaires, psychiques, culturelles, etc…. A tel point que le MEDEF avertit déjà qu’« après », il faudra travailler plus et, en particulier, revenir sur les 35 heures ! Les grands patrons, qui aujourd’hui redorent leur image en fabriquant des masques, des respirateurs ou du gel hydroalcoolique, sont déjà dans les starting-blocks prêts à reprendre la guerre économique et commerciale au nom de la sacro-sainte croissance.
    Comme le roseau de la Fontaine, le système se tord actuellement « dans une grimace respiratoire » – comme tu le dis avec malice -, mais ne rompt pas. Et on peut lui faire confiance pour repartir de plus belle d’autant qu’on nous promet un vaccin d’ici 18 mois à deux ans…Un vaccin miracle, surtout pour la survie du système !
    Certes, une fois le Covid-19 maîtrisé, on ne sera pas pour autant débarrassé des épidémies de coronavirus. Leur transmission de l’animal à l’homme continuera par le biais des trafics d’animaux sauvages (très mollement interdits) et des politiques de déforestation des Etats. Qu’importe ! Après la canicule de 2003 et son drame sanitaire, nos dirigeants ont su inventer le « plan canicule », qui accompagne désormais nos coups de chauffe annuels et amortit la violence du changement climatique. Gageons qu’ils sauront, cette fois encore, s’appuyer sur les experts pour concocter un « plan coronavirus » prévoyant des mesures de confinement périodiques et des masques en nombre suffisant. De quoi rendre supportables à l’avenir « les grimaces respiratoires » devenues chroniques du système. Les coronavirus feront partie de la gestion des risques des Etats qui ajouteront un nouvel item à leurs tableaux de mortalité. Le mammouth bureaucratique aura rendu le microbe inoffensif… pour le système.
    Alors oui, on aurait aimé voir dans le Covid-19 la main invisible d’un dieu tout puissant venu mettre à terre la sauvagerie néolibérale des hommes. On aurait aimé pouvoir crier vengeance et rêver à des lendemains qui chantent. Mais, et le vibrant appel à « se réinventer » d’Emmanuel Macron n’y changera rien, c’était sans compter sur la capacité de notre système politique à pactiser avec le diable, fût-il un virus.

    Isabelle Sarazin

  2. Monique Carlotti

    Se soumettre ou résister ?

    Peut-être avez-vous raison Isabelle, le système politique a pactisé avec le diable mais qu’est-ce qui empêche d’imaginer des « lendemains qui chantent » et de construire d’autres manières de faire et de penser ?
    Si l’avenir vous donne raison, nous n’aurons qu’à nous en prendre à notre soumission, à notre inertie, à notre attachement à la facilité, à un « individualisme » qui rend aveugle et sourd aux misères côtoyées chaque jour. Si nous considérons que c’est le destin et que nous sommes impuissants alors oui, on va repartir de plus belle dans une société absurde qui condamne à brève échéance nos petits enfants mais aussi ceux qui dirigent. Le système politique actuel et ceux qui l’ont précédé s’attachent à tuer toute capacité à penser d’autres voies que celle que le néolibéralisme impose, à choisir nos vies, à s’opposer, à rêver et à construire collectivement un monde différent. Pourtant dans le même temps des collectifs issus des classes populaires et moyennes résistent, s’organisent, inventent des solidarités comme a su le faire avec une efficacité démontrée( !) depuis déjà longtemps la grande bourgeoisie. Le Covid favorise cette résistance notamment en mettant en évidence les inégalités structurelles. Des chemins se dessinent que nous sommes nombreux à appeler de nos vœux et dont nous sommes prêts à soutenir l’action et à y prendre part. A vous lire, je crois que c’est aussi votre option.

    Monique Carlotti

  3. ALLIERES Gilles

    Bravo Saül et bravo aussi Isabelle !

  4. Serge Aron

    Bonsoir Saül,

    Guerre sanitaire, guerre sociale, crise médico-sociale, sans doute.
    Je crois surtout qu’une peur sournoise a infiltré les esprits à l’échelle mondiale. Le sentiment d’un modèle économique mondial impossible à poursuivre et « en même temps » impossible à stopper.
    L’annonce apocalyptique d’un « grand effondrement »…
    Le sentiment que quoiqu’on fasse il y aura des morts.
    Cette guerre est écologique et idéologique.
    C’est comme tu le dis une sainte guerre mondiale.
    Même les acteurs de la finance ne savent plus quoi penser, et se tournent vers Marx pour tenter de comprendre leur propre idolâtrie capitaliste.
    Le virus est une aubaine!…
    L’occasion d’interroger le mythe de la croissance économique en expérimentant collectivement une décroissance confinée, avec l’alibi – réel de surcroît – de sauver des vies humaines.
    Génial : puisqu’il va y avoir des morts, sauvons des vies.
    Et cette expérience des confins partagés, inouïe.
    Depuis le rêve de Constantin et la conversion de l’empire romain au christianisme, je ne vois pas d’événement aussi marquant…
    Voilà ce que m’inspirent ton texte et cette actualité merveilleusement et incroyablement imprévisible.
    Quant à moi, je m’apprête à publier mon prochain article très bientôt, le confinement est une bénédiction pour ceux qui cherchent du temps pour écrire…
    Amicalement et sympathiquement,

    Serge Aron

  5. Joël Pouliquen

    L’article d’Isabelle Sarazin souscrit à la thèse développée par Saül Karsz dans le dernier édito du PasDeCôté à savoir qu’il ne s’agit pas de guerre sanitaire mais de guerre sociale. De cette dernière, elle pointe avec lucidité un enjeu majeur : confronté à des épidémies et autres crises qui pouvaient gêner son expansion voire mettre en danger sa survie, le néo-libéralisme a montré à plusieurs reprises sa capacité à rebondir en parvenant à intégrer ces nouvelles donnes dans ses politiques sociales et économiques.
    Ne pas nous méprendre sur la puissance d’une doctrine et d’un système politique, économique, financier apparaît comme une salutaire mise en garde qui peut éviter notamment quelques illusions du grand soir.
    Mais, dès lors que l’auteure adhère à l’existence d’une guerre sociale, on s’étonne que ne soient pas évoquées les forces d’opposition et les alternatives (politiques, syndicales, citoyennes). Certes leurs existences et leurs issues aux nombreux échecs et aux rares réussites ne parviennent pas, sans doute faute de convergence des forces, à mettre à terre l’édifice, mais elles peuvent contribuer à endiguer une des puissances idéologiques de taille du néo-libéralisme : inscrire dans les esprits et les vies de chacun que nul autre système politique n’est viable.

    Joël Pouliquen

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