Des policiers en colère contre leur ministre affirmant que leurs comportements racistes ou violents seront sanctionnés, lequel ministre pourtant s’est limité à suivre les consignes du Président français contre lequel il pourrait nourrir, après-coup, quelque colère rentrée. Président à son tour en colère contre les « milieux universitaires » (?) qui ont « ethnicisé la question sociale » – formule qui dit bien ce qu’elle veut dire quoique le contraire aussi. Grandes manifestations de colère contre les racismes, les politiques anti-jeunes (de préférence non-blancs et/ou des banlieues populaires), contre ce qu’on appelle les violences policières. Des colères contre le traitement infligé à des enfants (violences parentales) et des femmes (violences conjugales), que le confinement a exacerbé. Sur leur feuille de salaire, des salariés découvrent avec colère qu’ils ont travaillé à temps partiel pendant le confinement, même si en réalité ils ont travaillé à temps complet (le salaire différentiel étant payé par une subvention de l’Etat, c’est-à-dire les impôts des citoyens, à leur tour en colère).
Cent autres exemples peuvent s’y ajouter. Voilà la colère devenue signifiant universel, passe-partout, capable de désigner des situations fort disparates, tout en étant vécue par des gens bien différents. De quoi s’agit-il précisément ?
La colère dit qu’un ou plusieurs sujets humains sont particulièrement et intimement touchés, et ébranlées les raisons pour lesquelles ils font certains métiers, accomplissent certaines tâches, se mettant à chaque fois en danger. Leur colère exprime que les promesses, les assurances, les « plus » qu’ils représentent pour la société tout entière sont déniés, galvaudés, trainés par terre. Ils proclament leur difficulté à poursuivre leurs missions habituelles. Ils sont blessés dans la considération, le respect qu’on leur doit. Leitmotiv ultime et imparable : ils sont en souffrance (formule extraordinaire sur laquelle il nous faudra revenir). En poussant celle-ci sur le devant de la scène, ils revendiquent leur condition humaine, en-deçà et au-delà de toute idéologie. Tel est le tableau de la colère vue de son intérieur.
Notons tout d’abord que la colère est érigée en explication dans la mesure où elle dépasse le seul périmètre individuel, la seule irritation d’une ou plusieurs personnes. Au singulier, elle décrit des états formellement semblables, obéissant à des mécanismes similaires – uniquement sur le papier ou dans un cours de psychologie théorique. Elle énonce un trait commun à tous les humains – que de fait ceux-ci exercent selon des modalités complètement hétérogènes en termes de formes et de contenus.
Les colères plurielles, les colères réelles d’individus et de groupes réels sont engoncées dans des idéologies sociales, traversées par des valeurs et des modèles, célèbrent des orientations politiques déterminées, disent comment les sujets en colère se voient, comment ils supposent que le monde va et/ou ils voudraient qu’il aille.
Les colères se nourrissent d’idéologies dont elles sont les porte-parole et d’orientations politiques qu’elles confortent ou au contraire refoulent. Elles en constituent un condensé plus ou moins saisissant. Sensibles, gestuelles, charnelles, criardes ou sublimées, elles mettent en scène, sous des formes encryptées, des postures jamais neutres à propos des manières d’être dans le monde, à propos des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux, des façons de naître, de vivre et de mourir.
Si elles témoignent de ressentis d’humiliation et occasionnellement de révolte, ce n’est pas n’importe quoi qui les provoque, n’importe quoi qui les pacifie, n’importe quoi qu’elles visent. Car ce ne sont pas des causes mais des effets réactionnels vis-à-vis de causes qui les dépassent un peu ou beaucoup. Elles ne se trouvent pas à l’origine des fonctionnements individuels et collectifs mais dans l’interprétation que ceux-ci font de ce qu’il leur arrive ou ne leur arrive pas. Supports des colères, les sujets humains sont loin d’en être les maîtres. Ils sont littéralement pris, occupés, attrapés, saisis, dans des colères aussi connotées que l’histoire sociale dont celles-ci témoignent à leur manière. En plagiant Blaise Pascal, soutenons que les colères ont des raisons que les colères ignorent. Il est même probable que cette ignorance constitue leur fonction première…
Utilisé au singulier, le terme « colère » fonctionne comme une Entité censée tout expliquer sans être elle-même explicable. Mais passer au pluriel n’est en rien évident car il s’agit de connecter les différentes colères à ce qui rend chacune possible et significative. Défi d’envergure : tenter de nommer et d’intervenir sur ce qui fait à chaque fois en/jeu. Tâche impossible sans donner aux idéologies – nécessairement sociales – une place significative au cœur des malaises et des satisfactions subjectives. De là que toutes les colères ne se valent pas, n’infligent pas les mêmes dégâts, n’ouvrent ni ne ferment des perspectives identiques.
Faire de la colère le signifiant-maître des gilets jaunes, des policiers, des personnels sanitaires, des enseignants, c’est prétendre qu’idéologies et politiques brillent par leur absence – absence qui brille si ostensiblement qu’elle rend aveugle. Car érigée en explication, la colère sert à euphémiser la dynamique forcément complexe des causes et des effets, tant sociaux que subjectifs. Elle permet à peine d’établir des constats, ces rudiments hautement équivoques de l’explication. Appliquée à toute situation, conflit et polémique, elle excelle à noyer le poisson : réimmerger celui-ci dans l’eau cachera sa mort tout en faisant croire qu’il nage encore parce qu’en effet, le courant l’entraine. Autrement dit, il reste à rendre compte des colères effectivement réalisées, soit à identifier les orientations idéologiques qu’elles portent et qui les portent ainsi que le réel individuel, collectif, politique, économique, que leur éclosion révèle ou selon les cas camoufle.
« Colère » au singulier est un nom d’emprunt, un pseudonyme qui permet d’avancer masqué. Amusant parfois, étriqué toujours car à ne pas nommer les choses au mieux, on est assuré de ne pas opérer sur ce qu’on croit et de produire d’autres résultats que ceux qu’on recherche. Recours usuel pour conserver l’ordre des choses, pour éviter tout pas de côté ! Moralité : la colère n’a rien d’une explication à discuter et tout d’un symptôme à déchiffrer.
Saül Karsz – juin 2020