1- Le film de Margarethe Von Trotta, Hannah Arendt, retrace une période importante de la vie de la philosophe. En 1961, celle-ci participe comme grand reporter du New Yorker au procès d’Adolf Eichmann, chef nazi jugé à Jérusalem pour crimes contre l’humanité. Elle en tire son ouvrage, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (Paris, 1997, Gallimard).
Au-delà du procès, le film aborde un des traits de la position philosophique d’Hannah Arendt : appréhender de façon incroyablement concrète la société et les humains et prendre part et parti dans les affaires de l’époque… Cette théoricienne engagée est aussi un esprit libre. Connaissant sa condition de juive allemande, sa famille ayant périe dans la Shoa, des esprits bien intentionnés, dont son mari Heinrich Blücher, lui déconseillent de couvrir un procès susceptible de rouvrir de terribles blessures. Elle dit cependant ne pouvoir s’y dérober. Son engagement comme journaliste est donc un acte militant.
A Jérusalem, Hanna Arendt voit défiler des témoins, des survivants des camps de concentration et/ou d’extermination. Elle entend les déclarations d’Eichmann qui, avec ses lunettes sur le nez, et ses piles de papiers tels des registres des convois de la mort, fait ses déclarations avec une précision obsessionnelle et une indifférence désaffectivée. Hanna Arendt veut scruter in situ les signes supposément monstrueux du bourreau. Or, une maturation s’opère en elle, faite de trouble envers Eichmann, de tristesse, déception, incrédulité, doute… Maturation très bien interprétée par l’actrice, Barbara Sukowa et magistralement mise en scène par Margarethe Von Trotta.
Et c’est dans ces circonstances qu’une découverte inouïe a lieu : la philosophe observe cet homme protégé de la foule par une cage en verre, ce bureaucrate sans opinion manifeste qui dit s’être limité à obéir aux ordres, nie toute responsabilité dans l’extermination des juifs, refuse tout sentimentalisme, se prétend dénué de tout parti-pris antisémite. Alors qu’il a méthodiquement organisé la logistique des convois de la mort, A. Eichmann fait preuve d’un horrifiant sang-froid.
Perplexité de Hannah Arendt : alors que les journalistes relatent, indignés, ces faits, et confirment l’opinion communément admise selon laquelle il s’agit des dires d’un Nazi menteur qui veut sauver sa peau et échapper à sa responsabilité pénale, elle y voit une énigme qui exige de penser autrement. Elle en prend le contre-pied : et si les dires d’Eichmann étaient, à leur manière, crédibles ? C’est alors qu’au fil de ses articles journalistiques se profilent ses hypothèses sur la banalité du mal.
En effet, ce petit homme gris, myope et méthodique s’est converti en un assassin de masse, non par vocation antisémite ou sadisme pervers, mais seulement pour obéir à des ordres, sans chercher à savoir ce qu’il accomplissait ni les conséquences de tels actes. Sa responsabilité fut de n’avoir pas utilisé cette capacité inhérente à tout être humain : celle de réfléchir et de penser sur ses propres actes.
Elle n’excuse pas Eichmann, sans pour autant le victimiser. Elle ne lui trouve aucune circonstance atténuante et sa responsabilité pénale est intacte. Mais Hannah Arendt cherche à comprendre pourquoi ce personnage s’est fait le serviteur zélé d’une autorité mortifère implacable. Par ailleurs, elle interroge la participation des responsables des communautés juives d’Europe à l’accomplissement du génocide.
Ses articles déchaîneront les fureurs de l’opinion publique, et aussi de son entourage intellectuel proche. Son ancien grand ami, Hans Jonas, avec qui elle avait autrefois partagé l’enseignement de Martin Heidegger, devient un de ses détracteurs les plus féroces. Hannah Arendt prétend que son ouvrage n’est pas lu, que ses analyses ne sont pas étudiées. Ses multiples contradicteurs l’accusent d’arrogance, de contrarier l’opinion générale, d’être incapable de s’identifier à sa condition de juive. D’autres critiques, ou les mêmes, ont estimé que son livre La banalité du mal n’était motivé que par l’histoire d’amour d’Hanna Arendt avec Heidegger. Moralité : la subjectivité d’autrui peut servir à méconnaître ce que la personne concernée apporte en termes de lucidité et de savoir objectif, – à discuter comme tels ! Ses thèses ne sont pas mises en débat mais existe l’ébranlement des consensus dominants que ces thèses provoquent.
2- L’ouvrage Eichmann à Jérusalem rédigé par Hannah Arendt en 1962 a fait l’objet de très nombreuses controverses au plan international. Le film de Margarethe Von Trotta rend bien compte des violentes attaques de l’opinion israélienne et d’une partie de la communauté juive américaine. Trois critiques fortes sont adressées à la philosophe : la dédiabolisation de la figure du tortionnaire et de ses agissements qualifiés de « banalité du mal », l’affirmation de la collaboration d’une partie des juifs à leur propre extermination, le ton, l’attitude et la perspective subversive adoptée par Hannah Arendt. Dans ce contexte d’après guerre [à peine 16 ans], Arendt aurait dû décrire un monstre sanguinaire et antisémite pour satisfaire la doxa de l’époque, or celle-ci prend le contre-pied. Elle dépeint Adolph Eichmann comme un homme ordinaire, un petit fonctionnaire ambitieux et zélé, entièrement soumis à l’autorité, dépourvu de sens critique. Telle est la banalité du mal incarnée : absence de pensée et d’interrogation sur soi, sur ses actes et comportements, sur les ordres monstrueux qui lui sont prescrits. « Eichmann n’était ni un Iago, ni un Macbeth ; et rien n’était plus éloigné de son esprit qu’une décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe. Mis à part un zèle extraordinaire à s’occuper de son avancement personnel, il n’avait aucun mobile. Et un tel zèle en soi n’était nullement criminel ; il n’aurait certainement jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste. Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière »… « Il n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Et si cela est « banal » et même comique, si, avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque, on ne dit pas pour autant, loin de là, que c’est ordinaire ». [H. Arendt, p.494].
On peut comprendre l’impact dévastateur de l’interprétation proposée par la philosophe. Eichmann n’est pas un bourreau pervers, mais le prototype d’un petit fonctionnaire abêti, un clown scrupuleux et sans conscience. Cette explication dérange d’autant qu’elle entretient une confusion diffuse. Eichmann est un homme comme les autres, étroitement superficiel, banalement normal, ce qui induit inversement qu’un Eichmann peut sommeiller en puissance en chacun d’entre nous. Par ailleurs, elle réfute la qualification de génocide contre le peuple juif, dénie sa victimisation, et privilégie la notion de « massacres administratifs » telle une constante historique, passée et probablement à venir : « Il n’est pas totalement inconcevable que, dans l’avenir pas si lointain d’une économie automatisée, les hommes pourraient être tentés d’exterminer tous ceux dont le quotient intellectuel est inférieur à un certain niveau »[p.496].
La polémique est saillante. Quelle qu’en soit la multiplicité des raisons, celle-ci parait avoir été amplifiée par l’instabilité de la démonstration : perspicacité d’Arendt à interpréter une situation singulière – le cas Eichmann – mais faiblesse de l’argumentation théorique proposée pour rendre compte du processus d’obéissance. Arendt le dit explicitement : « telle est effectivement la leçon qu’on pouvait apprendre à Jérusalem. Mais ce n’était qu’une leçon, ce n’était pas explication du phénomène ni une théorie à ce sujet », ou encore « dans mon rapport, je parle de la banalité du mal. Cette expression ne recouvre ni thèse ni doctrine, bien que j’ai confusément sentie qu’elle prenait à rebours la pensée traditionnelle –littéraire, théologique, philosophique- sur le phénomène du mal ». Qualifions cette instabilité théorique par le syntagme « fulgurante intuition/ flou conceptuel ».
– Fulgurante intuition, en effet car l’hypothèse d’Arendt sera confirmée par les expériences de psychologie sociale de Stanley Milgram. Peu après 1960, ce psychologue américain cherche à comprendre les mécanismes d’obéissance des agents nazis et généralise sa théorie de « soumission à l’autorité ». Milgram montre que dans la majorité des cas, des sujets en présence d’une autorité légitime [scientifique, politique, idéologique…] intériorisent la norme d’obéissance au point d’accomplir des actes de torture en parfait désaccord avec leurs croyances, idéaux, valeurs. Cette expérience fréquemment reproduite jusqu’à nos jours et dans plusieurs pays a toujours confirmé les observations de Milgram. C’est pourquoi ses analyses sont encore et toujours une référence [cf. Michel Tereschenco ou Christophe Dejours par exemple]
– Flou conceptuel cependant, car l’explication d’Arendt paraît plus métaphysique que dialectique. Certes, les logiques objectives du système totalitaire sont féroces mais aucune organisation ne peut s’imposer sans la servitude de ses agents. Celle-ci peut être consentante, résignée, détachée ou opportuniste, dans tous les cas psychiquement investie, idéologiquement orientée. Prétendre qu’Eichmann était sidéré et sans capacité de pensée relève de l’illusion psychologiste. Étonnante qualification que celle de « banalité du mal » qui ignore la dimension de l’inconscient dans les rapports surmoïques d’obéissance et de jouissance à consentir à la domination, mais aussi la question des idéologies, soit les prises de parti en faveur de la soumission à l’autorité ou au contraire de sa subversion. Eichmann incapable de penser : sûrement pas ! Des historiens ont montré que ce serviteur nazi s’était spécialisé dans la question juive et avait lu Kant, a dirigé en 1938 le Centre d’émigration des juifs autrichiens et devint ainsi un spécialiste de l’émigration forcée puis expert ès déportation. On ne fait pas partie de l’élite SS ou de n’importe qu’elle autre tyrannie sans être éclairé. La « banalité du mal » est une métaphore. Hannah Arendt n’a pas produit une explication rigoureuse à la hauteur, ni de son travail intellectuel habituel, ni des enjeux de l’époque. Cela a assurément joué contre elle, dans les critiques d’une certaine opinion publique et dans celles de ses proches.
Jean-Jacques Bonhomme et Clémence Durand – Juin 2013