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Les Ecrits intimes de Patricia Highsmith, 1941-1995, Journaux et carnets, Calmann Lévy, 2021

Lorsque l’éditeur historique français de Patricia Highsmith publie en 2021 un choix de ses journaux et carnets, l’ouvrage est épuisé en quelques semaines. Cet engouement des lecteurs et surtout des lectrices de l’écrivaine montre qu’ils sont d’autant plus friands de la lecture de témoignages personnels que Patricia Highsmith s’est très peu confiée de son vivant (1921-1995) ; en outre, elle aura attendu 1989 avant de publier sous son vrai nom son deuxième roman Carol (1952), inspiré notamment de ses amours homosexuelles.

Les instructions qu’elle laisse à sa mort attestent clairement que l’écrivaine préparait la publication de ses journaux et carnets qu’elle a relus et annotés sa vie durant, et dont elle s’inspirait pour écrire ses romans et nouvelles : pas moins de 22 romans et une dizaine de recueils de nouvelles, auxquels s’ajoutent les 38 carnets et 17 journaux trouvés après sa mort dans une armoire à linge. L’éditrice, Anna von Planta, s’est entourée de traducteurs et critiques et de l’éditeur Daniel Keel pour condenser en un seul volume les huit mille pages retrouvées.

Les carnets ont tous la même apparence : ce sont les carnets à spirales de l’université de Columbia, que P. Highsmith se procura toute sa vie à partir de 1938 ; ils contiennent des écrits de voyage, des détails personnels, des idées littéraires ou politiques, des commentaires à partir de situations personnelles, quelques rêves, etc.  Les journaux avaient le même format mais variaient en épaisseur et provenance ; ils sont, eux, dévolus au travail d’écriture, là « où je pense tout fort », écrit P. Highsmith. Il n’est pas rare qu’une osmose opère entre les deux supports, comme entre la vie et l’art, à la faveur de certains thèmes.

Un cadre de vie

Ce qui frappe d’emblée dans cette lecture, c’est la variété des langues d’expression de l’écrivaine, même si elle ne maîtrisait pas chacune des langues européennes qui faciliteront sa vie de voyageuse, avec souvent une maîtresse ou un amant occasionnel dans chaque port : l’anglais bien sûr – elle est née au Texas -, l’allemand, le français, l’italien et l’espagnol.

« L’attrait d’un pays étranger a à voir avec l’onguent de la fuite, particulièrement adapté au tempérament alcoolique. (…) L’élément nomade suffit à calmer la fébrilité et la panique typiques de notre époque. » (3/4/51) (p.524)

Dans sa prime jeunesse, elle recherche la fréquentation de riches américaines ayant vécu en Europe –comme Jenny Bradley qui sera son agente littéraire un temps, et qui fut, avec son mari, un lien incontournable entre des auteurs parisiens et new-yorkais, James Joyce, Gertrude Stein et F. Scott Fitzgerald notamment. Parmi ces femmes, Rosalind Constable, journaliste anglaise, joua un rôle important pour introduire la jeune écrivaine dans les milieux du journalisme de mode et dans l’édition. Un véritable « collier de femmes », comme l’écrit Joan Schenkar dans la postface. La jeune « Pat » passait ses nuits dans Manhattan où sa capacité juvénile à tenir l’alcool paraissait raisonnable aux yeux de son entourage mais elle était déjà excessive ; les beuveries, les avances rapides suivies de rétractations aussi vives consumèrent la jeune femme jusqu’à trente ans. L’errance et le voyage ont constitué une échappatoire très tôt dans sa vie ; elle y consacra une grande partie de ses ressources jusqu’à la fin de sa vie. « Le voyage me force à vivre, ce que je répugne à faire », écrit-elle le 7/7/62 (p.760). Au long de ses voyages, P. Highsmith est devenue l’amie de Jeanne Moreau, d’Arthur Koestler, de Paul Bowles ; elle côtoie de nombreux artistes (A. Hitchcock, P. Ustinov, W.Wenders, etc.), écrivains, peintres, musiciens.

Le contexte familial difficile dans lequel elle a grandi inspire de nombreuses intrigues de ses romans et nouvelles : fille unique de parents divorcés avant sa naissance, elle fut une enfant solitaire ; quand elle a trois ans, sa mère, illustratrice, épouse M. Highsmith, un photographe immédiatement perçu comme un intrus. Les relations entre mère et fille sont houleuses, P. Highsmith reproche à sa mère de ne pas accepter la réalité, de ne pas assez réagir dans l’adversité ou de ne pas aller au bout de ses projets. Quand la mère est atteinte de démence, à la fin de sa vie, sa fille lui assure un placement confortable mais ne se rendra pas à ses obsèques en 1991, à 95 ans. L’écrivaine lui survivra quatre années.

Une observatrice, peintre de la réalité sociale

Highsmith, grande connaisseuse des Etats-Unis, aura su dépeindre l’insécurité venue avec la bombe atomique et les peurs de celui qu’elle appelle l’homme moderne. Elle n’a pas son pareil pour stigmatiser les travers et les bonheurs d’autres populations, à Rome, Paris, Salzbourg, Venise, Berlin, dans le Norfolk en Angleterre, en Suisse où elle vivra les quinze dernières années de sa vie pour échapper à la double imposition des impôts – en France et aux Etats-Unis. Si le lecteur veut connaître l’atmosphère de ces villes dans les années 1950, il appréciera les descriptions enjouées de l’écrivaine.

Ses prises de position ne sont pas exemptes d’un point de vue réactionnaire en matière de contrôle de la contraception, insuffisante en Occident selon elle, et quasi inexistante ailleurs sur une planète menacée de surpopulation. P. Highsmith pouvait se montrer raciste, à l’instar de ses contemporains, dans une société américaine profondément marquée par ce défaut de perception de l’autre. Son tempérament pessimiste l’incite à déplorer un manque de confiance en elle, tout en se félicitant de son opiniâtreté à accomplir le labeur quotidien d’écriture, sans en attendre de résultat ni de récompense immédiate. Elle fustige les représentants religieux et rompt toute relation avec Israël, y refusant la traduction de ses livres, au début du conflit avec la Palestine.

Sur l’alcool, elle a de très belles pages, tant « L’ivrognerie avoisine assez bien le procédé artistique » (27/1/43) (p.194). Selon elle, la consommation d’alcool et l’écriture contribuent à la recherche de la vérité et de l’être, même si le premier verre représente « le désespoir pathétique » (p.367).

« Ce qui pousse les écrivains à boire : ils doivent changer leur identité un million de fois dans leurs écrits. C’est fatigant, or l’alcool le fait automatiquement, à leur place. Un instant roi, le suivant assassin, dilettante blasé, amant ardent délaissé ; d’autres préfèrent demeurer la même personne, rester au même niveau, tout le temps. » (25/8/51) (p.540)

L’écrivain boit aussi pour affronter le monde bruyant mais reste sobre lorsqu’il travaille pour disséquer ce même monde. Le suicide d’une amie artiste – Allela Cornell – en 1953 donne lieu à une note dans le journal qui sera l’amorce d’un roman, « dans les 250 pages », dit l’écrivaine. Ses qualités d’observatrice s’exercent souvent dans la peinture des hommes et des femmes, qu’elle estime « non seulement conservatrices mais encore primitives » (p.793), car elles ne fournissent de l’aide qu’à leurs proches, « attitude fatale au progrès de la civilisation ». En 1963, elles seraient « plus infantiles et incapables que jamais quand elles se plaignent de leur sort ». Ses héroïnes sont souvent des créatures façonnées par l’environnement et la société ; le héros l’est aussi en partie mais il reste plus entreprenant. Le masochisme masculin fait rechercher la guerre aux hommes et l’accouchement aux femmes. N’hésitant pas à caricaturer ses contemporains, P. Highsmith atteste cependant que le courage serait l’essence de la féminité et la douceur celle de la masculinité (p.802).

L’écriture d’intrigues policières dans lesquelles le caractère des personnages importe au moins autant que l’action explore avec une grande habileté le sadisme de certains personnages : la liste des petits crimes pour petits enfants du 16/11/73 en donne un aperçu ; ou celui des femmes vindicatives qui jouent de ceux qui les aiment encore, car elles ont davantage besoin d’exercer leur pouvoir sur quelqu’un que d’être aimées (p.896).

Par bonheur, l’humour sauve du marasme mental ou physique. Il suffit de lire « de vrais romans policiers, prendre des trains de banlieue » pour échapper à la dépression (p.334), de se jeter sur des mots croisés anglais comme substitut de l’alcool (p.696). Ou bien d’échapper au fisc en répondant au pied de la lettre à la question « Où étiez-vous physiquement quand vous avez écrit le livre ? » : dans le Mozart Express entre Paris et Vienne lorsque la trame est venue de A à Z, puis le livre a été écrit en France, en Allemagne et aux Etats-Unis (p.934).

Mais le moyen le plus sûr d’échapper aux vicissitudes de la nature humaine se situe du côté de l’animal. P. Highsmith a vécu entourée de nombreux chats, elle tire des leçons de l’observation du comportement des poules mais surtout a collectionné toute sa vie des escargots qu’elle emportait avec elle dans ses voyages, y compris outre Atlantique, cachés dans son soutien-gorge. Elle prépare un article pour le Reader’s Digest, Du neuf chez les animaux domestiques et les animaux, en 1967. Elle veille à leur reproduction, vantant « cette créature des plus admirablement adaptées : capable de supporter l’adversité, repousser les ennemis, se reproduire abondamment, rester semblable à elle-même pendant des millions d’années, alors que l’homme a beaucoup changé » ! (p.836). Le 16 octobre 1969, elle imagine un scénario où les escargots auraient pris le pouvoir sur terre (p.855). Ce seront Le Rat de Venise et autres histoires de criminalité animale à l’intention des amis des bêtes, un deuxième recueil de nouvelles après L’Amateur d’escargots.

L’écriture comme discipline de vie

Comme à son habitude, P. Highsmith sort avec plusieurs femmes en même temps. En 1948, elle entreprend une psychanalyse pour se « guérir » de son homosexualité, mais cette thérapie la conduira à écrire une histoire d’amour lesbien… L’intrigue du roman Carol lui vient cette année-là, en deux heures, à la suite d’un simple échange de regard avec Kathleen Senn. De nombreuses entrées des carnets sont consacrées à des réflexions sur le thème encore tabou à l’époque en dehors de New York. Elle atteste l’âpreté du combat pour être acceptée en société, le lien sous-jacent entre homosexuels se forgeant par une fraternité de sang en raison de ce qu’ils ont souffert.

Les débuts de P. Highsmith dans la littérature, après une jeunesse consacrée à des scénarios d’illustrés dans l’industrie des comics, se situent dans le vaste monde des super-héros flanqués d’alter ego. Elle-même hésite encore, en 1944 à devenir soit peintre soit écrivaine. La première nouvelle qu’elle vend (Uncertain Treasure) réunit deux hommes qui se cherchent mutuellement, une constante dans nombre de ses écrits. De la peinture, P. Highsmith garde la nécessité de choisir et de rejeter, d’« appliquer les phrases comme des touches de couleur » (p.334) ou bien de prendre du recul pour considérer l’œuvre comme un tableau. Selon l’écrivaine, la peinture est toujours en avance sur l’écriture (10/4/46).

De là sans doute, la science de la description qui rayonne dans certaines pages de ces écrits intimes ; la vision de l’East River sous la neige, par exemple, le 9 février 1948, derrière la fenêtre de son bureau, ou le Lot vallonné découvert près de Cahors, le 20 janvier 1974. Le souci d’équilibre des couleurs dans la scène observée, les marques de la présence humaine et les émotions que provoque cette vision alimenteront l’écriture de nombreux romans et nouvelles. Car P. Highsmith se fait un devoir d’écrire chaque jour ; le travail caractérise le peuple américain selon elle.

En 1948, Truman Capote l’incite à postuler pour une résidence à Yaddo, une colonie d’artistes fondée en 1900 à Saratoga Springs par un industriel et sa femme. Grâce aux lettres de recommandation que P. Highsmith a pu réunir, elle est invitée à y passer deux mois au printemps. Elle y boit énormément, flirte beaucoup mais grâce à la discipline du lieu, son premier roman avance vite ; elle achève le premier jet de L’Inconnu du Nord-Express, immédiatement célèbre dès sa sortie en 1950, grâce à l’adaptation du roman au cinéma par Alfred Hitchcock. L’écrivaine sera tellement reconnaissante envers Yaddo qu’elle nommera la colonie bénéficiaire de son estate et de ses droits.

Highsmith impose deux critères à un roman : être étayé par une idée claire et précise ; être lisible, au point que le lecteur n’aura pas envie d’interrompre sa lecture ne serait-ce qu’une fois (3/8/51) (p.537). Elle invente une histoire chaque fois que, malgré les voyages, l’ennui la gagne. « Il ne s’agit pas seulement d’amour des mots. Il s’agit d’une rêverie absolue, pour le pur plaisir de la rêverie. », écrit-elle (14/2/55) (p.663). Elle confie que son premier projet de roman date de ses six ans (21/8/75). Aux écrivains en herbe, elle conseille la concentration, l’intimité, l’installation d’une routine :

« C’est parce que, dans le domaine de la fiction, le travail est si ténu, difficile à cerner, qu’on doit, comme je le fais, l’accompagner d’une kyrielle d’infimes détails, suggestions, idées d’approche, qui, naturellement, ne valent pas pour tout un chacun. » (29/9/57) (pp.699-700).

L’écriture de ses livres et les désordres sentimentaux qui la traversent laissent P. Highsmith souvent exsangue de fatigue et de découragement jusqu’au désespoir. Mais l’imagination reprend vite le dessus, elle se projette dans le moment de la séparation inévitable avec sa dernière conquête ; elle imagine le bar tranquille, le serveur, le double cognac pour elle, le cocktail pour sa compagne, la glace pilée dans le second cocktail, etc. Un tel transport imaginaire serait à l’origine de la création du personnage central de Tom Ripley : à Positano, un matin, sortant sur le balcon de son hôtel, l’écrivaine aperçoit au loin un homme qui longe la plage, en short et sandales, serviette de bain sur l’épaule. L’énigmatique et captivant M. Ripley est né ! La note du 20 avril 1952 est également éloquente de ce point de vue :

« Meurtre par harcèlement verbal. Une femme, par ses incessantes remarques acariâtres pousse son mari au suicide, qu’il maquille en meurtre par poison : il laisse celui-ci dans le tiroir du bureau, avec les empreintes de sa femme dessus. »  (p.573)

Autant P. Highsmith se complait dans la lecture de philosophes (Kierkegaard, H. Arendt) et d’écrivains, dont Dostoïevski, Melville, Bellow et Koestler, autant elle répugne à donner des interviews qui la démoralisent et l’affectent dans sa chair, surtout dans la deuxième partie de sa vie, plus solitaire.

Un corps dans le temps

Cependant, cette amoureuse des sentiments recherche constamment « la mèche de cheveux, la lettre éperdument ouverte, éperdument conservée, (…), la douce douleur ressentie quand l’aimée a accordé la faveur la plus insigne » (p.306) ; elle veut que la fin soit une chute qui la terrifiera, elle, « pauvre tas de décombres, dans un désert inanimé » (6/11/44). A l’opposé, l’aube d’un nouvel amour l’excite, le bonheur peut atteindre des sommets, l’aimée est vite comparée à « une coupe de pétales de magnolias, blancs, doux, lustrés, fuligineux, souples et sucrés… » (p.551). Puis l’amour est un éclair instantanément oublié, comme l’instant de la naissance, bien que l’écrivaine se sente « pulvérisée » (22/9/62). Enfin, le travail intense l’accable à nouveau, inlassablement, même si, selon ses dires, seule la peinture est à même d’exprimer l’amour, pas son style d’écriture (p.686).

Elle reconnait que la nécessité de s’attacher à quelqu’un dicte ses frasques amoureuses. Un sentiment d’incomplétude l’emporte le plus souvent ; la diariste n’est pas contente d’elle, de son travail ni de sa vie. « Pourquoi est-ce que je protège si férocement mon incomplétude ? », se demande-t-elle le 25 mars 1944. Elle reconnait son ingratitude, qui milite contre elle et lui fait oublier qui elle aime, qui l’aime et ce qu’elle a déjà écrit, au point de la faire basculer dans la dépression et un sentiment d’inutilité (28/1/56). Alors elle devient perfectionniste, boit du café, fume et prépare un Dry martini, sa boisson de prédilection.

De son corps qui vieillit, l’écrivaine déplore les obsessions fallacieuses de la jeunesse, – un physique attirant, l’argent, la vie amoureuse -, la quête intellectuelle qui caractérise l’âge mûr selon elle, jusqu’à conclure : « Le plus heureux est le vieillard, qui est capable de se moquer de toutes les vanités et impasses des deux types d’entreprise. » (19/5/55) (p.668) Quadragénaire, elle déplore de se sentir « face au masque de fer, à la lame affûtée qu’est la vie » (p.762) ; elle publiera, le 24 mars 1967, un « guide de survie » pour écrivains fatigués et cet aphorisme qui témoigne de son bel humour :

« C’est moi qui vais de l’avant et ma montre qui suit. » (p.832)

La maison française qu’elle acquiert à Montcourt, en Seine-et-Marne, lui est un corps et une vie, le jardin symbolise son travail éreintant, jamais parfait, jamais fini (Note du 31/8/72). Outre les bienfaits de la campagne, l’écrivaine se repait de musique, dès son jeune âge ; Mozart seul parvient à la calmer dans les moments les plus terribles de son existence, Bach en cas de crises mineures (p.820). Le courage d’affronter sa propre dépression et la démence de sa mère lui permet d’aller de l’avant. Dans la dernière entrée de son journal, le 6 octobre 1993, P. Highsmith confie préférer une mort par surprise ; « la mort est comme la vie, imprévisible. », écrit-elle.

En conclusion, Il faudrait rappeler qu’à partir des années 1970, les éditeurs de P. Highsmith réservent des créneaux de publication de recueil des nouvelles qu’elle a écrites depuis le collège et qui n’ont été publiées que dans des magazines. Davantage reconnue en Europe qu’aux Etats-Unis, l’écrivaine transfère les droits internationaux de ses œuvres complètes à l’éditeur Daniel Keel (éditions Diogenes, Zurich) qui publie l’intégralité de l’œuvre en livres reliés, pour confirmer qu’il s’agit là de littérature et pas d’un genre mineur comme était considéré le roman policier jusque-là.

Brigitte Riéra juin 2022

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