Plus de vingt ans après le désormais classique La moindre des choses (film de 1996), Nicolas Philibert revient une nouvelle fois dans l’univers de la psychiatrie, empreinte de l’héritage de la psychothérapie institutionnelle.
Dans ce nouveau et passionnant film documentaire, Sur l’Adamant, on montre, entre autres, des patients qui comptent la caisse du bar de cette péniche-hôpital de jour. Cette petite ritournelle qui revient à de nombreuses reprises dans le film fait remonter en moi un souvenir du temps où j’étais président d’une association soignants/soignés.
Chaque vendredi, nous nous réunissions dans les locaux du centre hospitalier pour gérer les affaires courantes, dont des affaires d’argent : il fallait compter, recompter, croiser les comptages, s’assurer que nous ne nous étions pas trompés, comptables aux compétences discutables que nous étions.
Ce vendredi-là, avec un collègue infirmier et moi-même, il y avait les deux Gilles. Le premier, c’est un balaise, un bon mètre quatre-vingt-dix, au moins cent trente kilos, ancien garagiste (chef d’entreprise, nous rappelle-t-il parfois), d’une ponctualité métronomique et d’une grande douceur avec les autres. Il était alors vice-président et c’est à lui à que j’ai eu l’immense bonheur de céder le trône présidentiel à mon départ. Le second Gilles, l’un des tôliers, près de quinze ans d’ancienneté dans la boutique, plus taciturne, discret, mais toujours présent et fidèle au poste. Il y avait aussi Samuel, notre mafieux : lunettes fumées, borsalino vissé (pas toujours bien droit) sur le crâne, gilet et cravate. Sapé, Samuel, toujours ! C’est qu’elles sont importantes ces permanences pour lui. Un véritable livre d’histoire le Samuel, avec lui pas besoin de comptes rendus de réunion, il consigne dans sa mémoire les moindres décisions actées en Assemblées plénières depuis des années. Enfin, il y avait Magalie, la trésorière, ministre du budget, comme nous l’appelions parfois. Qui en avait la rigueur mais aussi la froideur. Les comptes, c’est les comptes !
Et puis un jour, donc, au décours d’une méthodologie alambiquée à faire pâlir le moindre inspecteur des finances, faite de post-it, de tableaux Excel, de tickets de caisse plus ou moins volatiles : un trou de près de 200 euros dans la caisse ! Mais où est passé le grisbi ?! On compte, on recompte, on re recompte, rien à faire, il n’y est pas, le compte ! Notre fond de caisse accuse un trou que nul ne parvient à expliquer. Il faut dire qu’elle est farfelue notre gestion financière, mais enfin, en général on s’y retrouve à peu près.
Les hypothèses vont bon train : un prêt réalisé à un patient qui n’a pas été consigné, un hôpital de jour qui est venu chercher sa subvention trimestrielle sans qu’elle soit reportée dans le logiciel de comptabilité, ou encore un vol… Nous n’aurons jamais le fin mot de cette histoire. Les 200 euros n’ont jamais été réellement retrouvés, mais pas totalement perdus non plus.
Car en réalité, quelle est la fonction de cette association, son mode opératoire ? Il s’agit d’en utiliser les moindres bribes de la gestion quotidienne pour en faire un support à l’accueil, la participation, la prise de responsabilité, le dialogue entre les membres de cette association, qui sont ici un peu plus et un peu autre chose que des soignants et des soignés – des citoyens plus au moins égaux face aux aléas de la gestion associative ordinaire.
En l’occurrence, l’argent et sa gestion sont une dimension centrale de notre vie collective. Aussi, quand survient un tel événement, on en parle, on se questionne, on échafaude des hypothèses, voire on s’engueule, on s’accuse, on se suspecte. Ce sont aussi certaines des représentations dominantes vis-à-vis de la supposée bonne tenue des comptes, de la promotion d’un nécessaire équilibre budgétaire qui sont par ailleurs questionnées et mises à mal dans pareille (mes)aventure.
En l’espace d’un instant, des positions s’inversent quelque peu : par exemple, la trésorière et son autorité un peu autoritaire occupent ici une place de premier choix et ne manquent pas de pointer mes inconséquences de président – étant par ailleurs le travailleur social qui l’accompagne pour la gestion de son budget personnel (sic).
Quelques mois après ce fameux vendredi, un vieil ordinateur a été déniché au fond d’un placard pour y loger un nouveau tableau de contrôle complémentaire de caisse, une nouvelle fonction pour Samuel (qui ne sait ni lire ni écrire et à peine compter) a été inventée, de nouvelles prérogatives ont été déplacées du président à la trésorière – jugée à juste titre plus compétente. Le trou n’a pas été pécuniairement comblé mais thérapeutiquement utilisé.
Le jeu sur la place de chacun invite à un certain rapport aux trous : dans la caisse, dans les psychés, dans l’univocité de certaines représentations de l’argent, dans les finances de chacun, dans les moyens de l’institution… Les trous ne sont pas que des anomalies à corriger, rectifier, mais aussi des composantes structurelles de tous édifices individuels et collectifs. On peut chercher à remplir, boucher, combler les trous, où bien travailler avec, contre, dans, sur les trous.
Et c’est bien dans ces petits aléas de la vie quotidienne que se trouve toute la matière et la pertinence de telles instances de soin, moins verticales, moins directives, peut-être plus démocratiques. Y intervenir, comme président en l’occurrence, fut pour moi une formidable école, d’humilité d’abord, sur la multiplicité de ce qui peut faire soin et accompagnement – peut-être est-ce là que j’ai eu le plus l’impression de faire mon travail d’ouvrier de la psychiatrie, de secrétaire de l’aliéné. Et il me faut le dire, cela me manque, ils me manquent !
Sébastien Bertho – septembre 2023